Au-delà de #balancetonporc, l'immobilisme sur le sexisme d'un monde du travail perclus de préjugés
Nous savons tous que les réseaux sociaux sont porteurs du meilleur comme du pire: du message haineux comme de la bouteille à la mer emplie de fraternité. Dans le cas du harcèlement sexuel dont trop de femmes sont des victimes silencieuses, il faut applaudir le fait que la technologie ait permis à des victimes de pouvoir enfin prendre la parole et de demander reconnaissance, considération autant que compassion selon les cas.
Au plan citoyen, un bravo quasi-unanime a rejoint cette initiative même s'il ne faut pas oublier que le plus dur reste à faire. Transformer la plupart de ces prises de paroles en déclenchement d'actions sur un plan judiciaire. Nul n'ignore l'engorgement de notre système judiciaire mais là il faudra dégager des moyens pour traiter tous ces signalements ou ces dépôts de plainte. Il y va d'une forme d'honneur de notre République comme aurait pu l'écrire Gisèle Halimi.
Rien ne serait pire qu'un nouveau mutisme et qu'un retour de l'inaction car ce double écueil tracerait un boulevard pour la perversité machiste qui assimilerait ce bruit défunt à une forme d'impunité.
En 2013, le ministre Stéphane Le Foll avait eu un mot malencontreux en déclarant à L'Express "qu'il essayait de promouvoir des femmes même si les dossiers sont très techniques". Evidemment, à la lecture, ce propos est difficile à admettre d’autant qu’il traduit brutalement une part de la pensée patronale ou de certains décideurs publics quant à une supposée limite des femmes. En somme les femmes n’auraient pas assez de pertinence face à la complexité. Quand on songe au nombre de femmes qui travaillent dans des laboratoires d’agronomie ou de biotechnologies on ne peut que trouver dérisoire et méprisant ceux qui cultivent encore l'idéologie du plafond de verre. Un polémiste rappellerait volontiers au ministre d'alors la célèbre phrase d’André Malraux extraite de La condition humaine: "Vous savez beaucoup de choses mais peut-être mourrez-vous sans vous être aperçu qu’une femme est +aussi+ un être humain".
Loin de cette visée polémique, cette phrase nous rappelle que les femmes sont dans une situation complexe et surprenante au regard du monde du travail. D’un côté, elles remportent, décennie après décennie des combats: elles peuvent être pilotes de chasse dans l’Armée de l’air, responsables de grands projets dans une société d’audit, etc. D’un autre côté, elles demeurent confrontées, décennie après décennie, au sexisme, à l’inégalité salariale, à l’instabilité des carrières et à une forme d'insécurité au quotidien lorsqu'un Harvey W. quelconque et suant veut les faire plier.
Traiter de la question suppose un peu de méthode. Après réflexion, je retiens de vous exposer une approche selon huit points. Certains y verront une référence informatique au système octal, d’autres se souviendront de manière plus appropriée que le chiffre huit porte chance dans la culture chinoise d’où les date et heure des Jeux olympiques de Pékin: le 8 août 2008 à 20h08 soit: 8/8/2008, 08:08.
> Un invariant en lente évolution: le plafond de verre
Les femmes ont objectivement de grandes difficultés pour parvenir à de très hautes responsabilités: le système a du mal à accepter des trajectoires comme celle de Madame Anne Lauvergeon ou Christine Lagarde ou Anne-Marie Idrac. Ce plafond de verre évolue quelque peu mais à la vitesse d’un escargot du Morvan.
La loi Copé-Zimmermann du 27 Janvier 2011 qui vise à améliorer la représentation des femmes au sein des conseils d’administration fait évoluer les situations mais sans véritable coup de "booster". Et pourtant, la présence des femmes membres de l’IFA (Institut français des administrateurs) et les initiatives de Clara Gaymard montrent que la relève est prête.
> Un invariant: l’écart salarial
Selon les chiffres disponibles et parfois contradictoires, l’écart de salaire horaire reste, en moyenne de 9% à stricte qualification équivalente. Sur un plan plus large l’écart de rémunération entre le total des deux populations est de 27%.
1972 fût l’année de la loi posant le principe de l’égalité de rémunération. En 1983, la loi Roudy a réaffirmé ce principe et s’intitulait "loi sur l’égalité de l’homme et de la femme" (13 Juillet 1983). En 2001, une autre loi dite Génisson est venue édicter une obligation de dialogue social sur ce sujet des rémunérations. Face à l’inertie observée, Xavier Bertrand fit adopter une nouvelle loi en 2010 qui instaurait des sanctions en absence de négociations sur le sujet précité. Lesdites sanctions pouvant aller jusqu’à l’application de pénalités allant jusqu’à atteindre 1% de la masse salariale. Suite à de mauvais méandres que chacun imaginera, la loi est là mais les décrets d’application n’étant jamais parus, elle ne trouve pas application. No comment.
Sur une question aussi centrale que la rémunération, élément primordial du contrat de travail comme l’ont toujours énoncé le doyen Jean-Jacques Dupeyroux ou l’icône des inspecteurs du Travail –Gérard Filoche-, nous sommes dans un pays où l’Etat n’a pas la même poigne que dans le cas de l’application des contraventions de stationnement.
Qu’on le veuille ou non, il y a –comme l’a exposé Max Weber– une fonction tribunicienne qui fait que le politique peut montrer aux citoyens un arsenal législatif séduisant et loyal alors qu’en réalité, sur le terrain, notre Nation vit dans l’arrangement. C'est cet arrangement qu'un hashtag à venir devrait clouer au pilori sur le modèle de #Balancetonporc. Cette faible application de lois successives et concordantes est indigne d’une grande démocratie a fortiori sur un tel sujet qui concerne des millions de femmes."L’injustice est une mère qui n’est jamais stérile et qui produit des enfants dignes d’elle" disait Adolphe Thiers. Oui, la France en est là et Marianne est triste autant que bafouée.
> Un invariant aussi beau que complexe: les arrêts de carrière
Bien des femmes connaissent des arrêts de carrière pour une noble cause: celle de donner la vie. Toutes n’ont pas les facilités logistiques et physiques de Madame Rachida Dati pour reprendre leur travail moins d’une semaine après avoir été mère. Dès lors, les femmes –au regard du seul monde du travail– ont le risque de perdre le fil des dossiers le temps de leur légitime congé de maternité.
Si le différentiel salarial est une injustice avant d’être une inégalité, là nous sommes face à l’inégalité de la vie. Lorsqu’un enfant est souffrant ou autre, c’est le plus souvent sa mère qui doit mettre en mode pause sa carrière. Nous connaissons tous des familles frappées par les accidents de la vie où la mère est alors dans un rite de quasi-sacrifice personnel et professionnel.
> Un invariant insoutenable: le harcèlement
Le non-respect du droit à l’intégrité corporelle, les pressions d’ordre physique sont un non-dit dans la société française car les salariées ont majoritairement peur de perdre leur emploi et de rentrer dans des complications judiciaires longues et délicates.
La loi à venir promise par la garde des Sceaux et par Marlène Schiappa aura pour mission de revisiter les définitions juridiques précises des diverses formes de harcèlement afin d'éviter de voir tomber des procédures en cours et mécaniquement assommer des plaignantes – hélas – de bonne foi.
Les femmes ont à subir le regard d’autrui avec un mouvement de pendule assez complexe à gérer au quotidien. Si elles apparaissent trop féminines, elles seront d’autant plus approchées. Si elles sont en tenue trop sobre, certains patrons leur reprocheront la mauvaise image qu’elles donnent de l’entreprise. Voir, pour mémoire, la question du "dress-code" au sein de la banque UBS.
> Une situation mouvante: la pénibilité
Les rapports de médecine du travail ou d’autres sources rapportent une nette amélioration, sur les vingt dernières années, de la pénibilité au travail. Les femmes ont, elles aussi, bénéficié des applications de l’ergonomie moderne des postes de travail. Ce constat favorable est toutefois à nuancer par un effet pervers de la crise économique: celle-ci oblige les femmes à accepter des "boulots d’hommes" tels que chauffeur routier. D’où des travaux pénibles pour la morphologie féminine qui ne peut pas toujours se comparer à celle des hommes.
La situation est donc contrastée et mouvante en matière de pénibilité dans le monde du travail tandis que les femmes ont la plupart du temps, selon la formule consacrée, deux jobs du fait de leur rôle prépondérant dans les tâches ménagères.
> Une situation hybride: la hiérarchie
Les femmes sont dans une situation hybride au regard des questions de hiérarchie. Si certains managers sont aussi exigeants avec un subordonné qu’avec une subordonnée, il demeure bien des cas où le syndrome du petit chef se perpétue au détriment de la femme.
Pierre Bourdieu avait évoqué cette question en la reliant au processus de socialisation des individus. Les travaux de K. Merton traitant de socialisation anticipatrice démontrent que les femmes peuvent se placer dans des situations de pré-soumission par poids des habitudes sociales. On retrouve là la fameuse interpellation de Simone de Beauvoir:"On ne nait pas femme, on le devient!" .
En tant qu'économiste, c'est ce point critique qui m'assaille car je doute qu'il ne soit résolu avant bien des lunes et des marées.
> Une dynamique d’amélioration: la carrière
Si le plafond de verre peut exister partout, il est des secteurs où objectivement l’emploi féminin a progressé en qualité des postes détenus. Il y a d’abord l’effet diplômes et aussi l’idée que les femmes se font de leurs vies: nombreuses sont celles qui veulent parvenir à un point haut dans la hiérarchie. Ceci ne doit pas masquer le travail féminin à temps partiel contraint particulièrement difficile dans des secteurs comme la grande distribution où les aléas d’horaires ont un retentissement sur les rémunérations.
Il y a aussi l’effet des circulaires de Françoise Giroud, première Secrétaire d’Etat à la condition féminine en 1974, qui s’est battue pour ce qu’on appelait "l’ouverture aux femmes des métiers masculins". Au demeurant, il faut se souvenir de la position de principe –dénuée d’ironie– de feu Madame Giroud qui avait déclaré au journal Le Monde du 11 Mars 1983: "La femme serait vraiment l’égale de l’homme le jour où, à un poste important, on désignerait une femme incompétente".
> Une conviction: la pertinence céruléenne
L’ancienne ministre à la Condition féminine (en 1978) Monique Pelletier aimait à citer le proverbe chinois qui énonce que les femmes portent la moitié du ciel. Posons qu’il s’agisse d’un ciel bleu et d’une question par conséquent céruléenne. Pour ma part, ayant majoritairement travaillé dans le secteur de la finance et du commissariat aux comptes, il m’est facile d’attester avoir vu des femmes en pleine capacité de traitement de "dossiers difficiles" comme dirait l'ancien ministre Le Foll.
Dans bien des cas de figures, je me suis dit intérieurement que Stendhal avait raison: "L’admission des femmes à l’égalité parfaite serait la marque la plus sûre de la civilisation, et elle doublerait les forces intellectuelles du genre humain". Oui, il y a une pertinence féminine et une forme de créativité qui méritent respect et protection: le monde du travail ne le "sait" pas encore, pas assez! En guise de conclusion, je pense que la crise actuelle va nous obliger à un travail collectif de création, de refondation et faire appel à nos imaginations car la prise de parole de ces dix derniers jours est aussi un possible cri d'espoir.
J’écris nos imaginations en pensant à celles respectives et mutuelles des femmes et des hommes. J’écris nos imaginations en pensant aux 55 ans de la disparition de Gaston Bachelard, le 16 octobre 1962, et à sa si juste phrase sur l’imagination que je vous propose comme conclusion de cette contribution. "L’imagination créatrice a de tout autres fonctions que celles de l’imagination reproductrice. A elle appartient cette fonction de l’irréel qui est psychiquement aussi utile que la fonction du réel si souvent évoquée par les psychologues pour caractériser l’adaptation d’un esprit à une réalité estampillée par les valeurs sociales". (La Terre et les Rêveries de la volonté, Gaston Bachelard, 1948).
Autrement dit, je veux pouvoir tabler sur l'imagination des femmes parlementaires pour faire aboutir à l'édification d'un texte qui protège autant la caissière que la stagiaire dans un office notarial prestigieux. Michel Serres a dit un jour son amour pour les ponts et son dégoût des murs. Dans l'absolu il a tout à fait raison, bâtissons des ponts entre femmes et hommes à condition qu'aucune femme ne se retrouve coincée face à un mâle contre un mur entre deux portes: celle du silence complice de Tarentino sur Harvey Weinstein et celle des voisins de bureau goguenards.
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