Charlène Favier et Marie Talon se sont rencontrées bien avant d’écrire le film "Slalom". Malgré leur différence d’âge, elles ont en commun une même énergie rebelle, une grande curiosité, et une volonté d’écrire ensemble sur la violence machiste du système compétitif dont elles ont été victimes à un moment de leur vie d’adolescente.
Slalom raconte la relation progressivement nocive entre une jeune championne de ski, Lyz (Noée Abita) et son entraîneur, Fred (Jérémy Reigner). Une histoire d’emprise, physique et sexuelle, où contradictoirement le succès engendre l’effondrement.
C’est cette contradiction que nous avons voulu explorer avec Marie Talon, la co-scénariste du film, ex-professeur de gym, historienne de l’art et philosophe. Elle a quitté le « cirque audiovisuel médiatique » il y a presque 20 ans mais « pour France Soir le rare journal indépendant et rebelle » elle a accepté de sortir du confort solitaire de l’écriture « engagée » pour parler de Slalom, sa première expérience de co-écriture scénaristique.
Vous avez tout de suite su que vous vouliez écrire quelque chose autour du sport avec Charlène ?
Pas vraiment. A l’origine, nous avions commencé à écrire des choses sur le devenir adulte, la façon dont une adolescente se transforme en jeune femme. Les difficultés liées à la transition du corps… Dans le sport de compétition, le corps est traité comme un objet productif, et la transition pour les jeunes filles est d’autant plus difficile. C’était donc un angle particulièrement pertinent pour nous de choisir le sport de compétition. Comme Charlène avait fait beaucoup de ski et moi de l’athlétisme, c’est venu tout naturellement.
Pouvez-vous raconter la genèse de Slalom, l’écriture ?
La gestation de Slalom aura duré quatre ans. Deux ans de recherche et écriture réellement collaboratives, puis deux années de préparation à la réalisation qui concernaient surtout Charlène. Elle est venue habiter à Montmartre avec ma fille et moi, pour suivre les séances de l’atelier scénario de la Femis. C’est à la sortie de l’atelier qu’elle a rencontré Édouard Mauriat, de Mille et une Production (producteur de « Merci Patron » de François Ruffin). Là, je me suis éclipsée, j’aime plutôt travailler à l’ombre c’est mon côté laborantine, chercheuse fouineuse. Mais les deux ans où l’on avait pu « délirer » librement Charlène et moi sur les personnages, le corps, la sexualité, et le sport, ont été formidablement bénéfiques, une expérience rare. On inventait des personnages, des situations, puis on les faisait vivre en marchant, on marchait beaucoup alors, jusqu’à ce que quelque chose coince ou que le soleil tombe… Alors on s’énervait, on s’engueulait même, mais le lendemain une autre idée jaillissait et on recommençait, on changeait tout. Je découvrais le plaisir de la fiction scénaristique !
Au début, on a imaginé un père, avec une boutique de matériel de ski. Puis on l’a supprimé. Puis il y avait un petit copain, puis plus de petit copain. Un accident, un hélicoptère puis plus rien. Charlène a fait des versions et des versions innombrables. Elle n’en pouvait plus. Pendant les vacances à Biarritz où on se retrouvait souvent, elle m’a fait part de son besoin de réaliser, alors on a écrit un court métrage, en marchant de la plage du Port Vieux jusqu’à l’Hôtel du Palais c’était en juillet 2017 je crois, une jeune fille de quatorze ans s’enfuit d’un centre pour délinquants et se cache sur un bateau de pêche au thon, qui part en mer toute la nuit. Sur ce bateau, il y a un pêcheur sympa qui la protège des attouchements et plaisanteries grivoises des autres pêcheurs. C’est Odol Gorri (qui veut dire rouge sang en basque). Bref ce court métrage aura permis à Charlène (et à sa comédienne Noée Abita) de se familiariser avec entre autres les scènes de sexe… Le court métrage a été acheté par France 2. Ça nous a rassuré toutes les deux et Charlène a repris la préparation de Slalom avec les bons conseils d’un professionnel du scénario, Antoine Lacomblez. Le scénario s’est resserré jusqu’à être ce que l’on voit aujourd’hui : une épure riche de sens qui ma bouleversée quand je l’ai revu le 19 mai dernier, à sa sortie enfin ! Tout y est ! Je me suis rendu compte qu’on n’avait pas besoin de tout expliquer, tout justifier dans un film, par exemple "pourquoi pas de père ?" une phrase sur le divorce, la pension et ça le fait. Ça le fait surtout grâce aux comédiens et aux cadrages, et ça c’est le talent de réalisatrice de Charlène… Pouvoir suggérer, faire des gros plans, tout a été tourné du point de vue de Lyz, pour suivre au plus près les corps, rendre tangible l’effort, la brutalité, la sueur et la sensualité. Avec juste un mot, une phrase pour ponctuer, et la montagne environnante parfois protectrice, parfois écrasante.
Ce sont des expériences personnelles qui ont inspiré le scénario ?
Oui et non. Toute production artistique, quelle qu’elle soit, est tissée dans la réalité vécue. Il n’y a pas un écrit, une œuvre qui ne puise ses racines dans la vie de la personne qui l’a produit. Nous avions subi toutes les deux des violences de type sexuel, qui par chance ne nous ont pas traumatisées, mais plutôt propulsées dans une volonté de partage, de dialogue pour comprendre pourquoi on retombe toujours, nous les femmes sur la violence dans notre civilisation ! « Notre » film finalement réussit à rendre visible, sans la juger, l’indigence du rapport humain incarné entre cet homme, bon entraîneur, mais humain en mal de reconnaissance, qui a souffert lui aussi dans la compétition et cette jeune fille au caractère fort mais immature, qui se donne à fond, prête à souffrir pour être regardée, pour exister…
Ces dernières années, la parole s’est libérée pour dénoncer les violences sexuelles d’abord et surtout dans le cadre des entrainements sportifs à l’intérieur des fédérations. Pourquoi ? Est-ce parce que le sport de compétition est une institution qui banalise ces violences ?
Oui votre observation est juste… Quand le corps d’une fillette de 14 ans est perçu comme un objet performatif, que l’on compresse, que l’on affûte, pour qu’il produise une plus-value, un résultat, une médaille, on voit bien que ce corps est utilisé comme une chose, une marchandise. C’est sous-jacent dans de nombreuses scènes du film. Mais tout cela se passe dans l’inconscient, car l’institution sportive inscrit sa logique chosifiante directement dans nos chairs, dans nos muscles sans passer par la case réflexion consciente. D’autant plus que ce sont des enfants que l’on éduque très tôt, au record, à être productif. Nous sommes tous, corps et âme traversés par la logique capitaliste !
L’objectif avec Slalom c’est donc de dénoncer la banalisation des abus sexuels dans le sport de haut niveau ?
Oui et non, en fait je ne dirais pas ça de manière si catégorique car nous ne sommes pas parties de cet objectif, c’est devenu cela… On n’est pas toujours conscient de ce qui se dégage d’un film, de ce que le public va ressentir et comprendre. En revanche nous avions lu beaucoup sur la violence en général, et sexuelle en particulier dans le sport de haut niveau, pour voir comment les femmes en parlent, avec quels mots, pourquoi si tard etc. C'est tout un système qui est responsable et c’est ça qui était à scénariser, mais le système ce n’est pas un personnage concret vivant, donc on avait un peu de mal… Pour tout vous dire on avait dans la tête au début de faire de Lyz une héroïne : seule elle va affronter tout, elle va tout gagner leur en mettre plein la vue et laisser tomber la compétition à la fin comme une vengeance, pour faire ch... l’institution représentée par l’entraineur. Mais au fur et à mesure qu’on faisait vivre le personnage de l’entraineur qui représente l’institution en l’incarnant, il nous a semblé évident qu’il était victime lui aussi. Le système (compétitif, chosifiant, sélectif, etc..) nous traverse tous, et c'est ce que nous allons en faire, notre construction personnelle unique qui compte ! C’est donc complexe et plein de nuances, alors même que nous vivons dans une narration dominante binaire et grossière qui écrase toute subtilité.
Ce qui est clair c'est qu’on voulait travailler hors des sentiers battus, inventer une narration alternative. Utopique ambition, oui, c’est vrai, mais sans cela on ne fait rien ! On voulait surtout sensibiliser. L’objectif en vérité, Charlène l’a souvent répété dans ses interviews, c'est que les gens sortent de la salle avec des interrogations, des sensations, des impressions qui les mènent à s’interroger, sans violence sur notre réalité !
Le film est réussi de ce point de vue. Il a été très médiatisé, des politiques ont fait leur rentrée cinématographique en annonçant qu’ils choisissaient d’aller voir Slalom, dont la ministre des Sports, ça vous a fait quoi ?
Beaucoup de plaisir et un peu de grincements de dents quand même. Plaisir de constater soudain que mon engagement d’auteure et d’être humain femme n’était pas « vain » j’ai si souvent eu l’impression de n’être pas normale, d’être à part, de ne pas savoir m’exprimer, alors que je sentais avoir des choses à dire, à révéler même. Là soudain, après la première projection publique aux Halles le mercredi 19 mai, j’ai pleuré de bonheur… (le neuf est mon chiffre : j’habite le 9e je suis née un 9 février).
Mais bon je ne suis pas dupe, les politiques sont toujours en train de réfléchir selon leurs intérêts financiers et électoraux, ils sont aveugles à l’essentiel, il ne faut pas se leurrer on ne peut pas exiger d’un aveugle qu’il voie… dans la subtilité qui plus est ! En fait ils sont eux aussi victimes ! Victime du système avec cette grosse différence que ce sont eux qui tiennent les rênes, ils ont le pouvoir de le changer, de le transformer, ou d'au moins dire et dénoncer mais ils ne le font pas, jamais. Zéro courage !
La ministre des Sports est doublement triplement, responsable et victime, un en tant que femme, deux en tant que ministre, et trois en tant que sportive… Mais l’est-elle au fait ? Sportive ? Mince je n’en sais rien, on s’en fiche. Charlène voulait absolument que je l’accompagne le vendredi 21 juin à Montreuil où elle était prévue pour un débat, j’étais tentée à vrai dire, mais après réflexion j’ai refusé. Ça me paraît impossible de pouvoir débattre avec des politiques, c’est-à-dire avec des gens qui ne vivent plus dans la même réalité que nous. Ils sont aux commandes d’un système qu’ils ne comprennent pas, ils sont dépassés, ils souffrent dans le fond, mais ne veulent pas le dire, alors ils font du fric et du mal autour d’eux pour oublier qu’ils sont complètement largués. Comment voulez-vous seulement échanger quoi que ce soit avec ces gens-là ? Surtout si vous n’êtes déjà pas dans les clous, si vous êtes rebelle quoi !
Vous en savez quelque chose à France Soir… D’ailleurs je vous remercie chaleureusement de nous avoir autorisées à faire ce genre d’interview et de m’avoir écoutée avec tant d’ouverture d’esprit.