"La proportionnelle intégrale, vite !" - Ou comment faire dire au général de Gaulle ce qu'il ne disait pas ?

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Alain Tranchant, pour FranceSoir
Publié le 21 novembre 2022 - 12:05
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"On a le droit de préférer la représentation proportionnelle au scrutin majoritaire. Mais on ne peut pas justifier ce choix en se référant au général de Gaulle."
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CHRONIQUE - C'est un éloge inconditionnel de la représentation proportionnelle qui a été publié par deux agrégés de droit public, Frédéric Rouvillois et Christophe Boutin, dans Le Figaro du 15 juin 2022, sous le titre : "La proportionnelle intégrale, vite !".

Quelques jours après le premier tour des élections législatives du 12 juin, les universitaires commencent leur plaidoyer en déplorant le résultat des simulations en sièges au lendemain du second tour : "Les projections actuelles donnent un nombre de sièges très modeste à un parti qui a recueilli 23,1 % des voix au premier tour de la présidentielle, permettant à sa candidate d'être présente au second tour, et bien davantage de sièges à un parti dont la candidate obtenait, elle, 4,7 % des exprimés". La prévision est un art difficile, même en matière électorale. Les auteurs de l'article ont pu le vérifier au lendemain du scrutin du 19 juin, qui a permis au Rassemblement national de disposer au Palais Bourbon d'un groupe de 89 députés, loin d'"un nombre de sièges très modeste", tandis que Les Républicains n'en ont obtenu que 62, preuve que le scrutin majoritaire traduit bien les mouvements de bascule du corps électoral.

Le seul constat que les 89 députés du Rassemblement national n'ont pas été élus à la représentation proportionnelle, mais au scrutin majoritaire, n'aurait évidemment pas justifié cette réponse. Mais l'analyse qui est faite de la pensée du général de Gaulle sur le mode de scrutin applicable à l'élection des députés ne peut pas être laissée sans suite. Ayant publié dans "La Revue des deux mondes", le 24 septembre 2018, un "Point de vue" sur "Les fondateurs de la Vème République et le mode de scrutin", il me paraît indispensable de rappeler leur position sur ce sujet.

Un système qui impose des élus aux électeurs

Sous couvert de justice, il a toujours existé un courant de pensée en faveur de la proportionnelle -"une mystique", suivant Michel Debré - qui a été la marque de la IVème République, du régime des partis, des 24 gouvernements qui se sont succédé entre 1946 et 1958 et ont mis la France au bord de la faillite comme de la guerre civile. Mais pourquoi présenter l'opinion du fondateur de la Vème République de manière biaisée, déformée, comme on peut le lire dans l'appel à la proportionnelle du 15 juin dernier ? Les deux auteurs écrivent : "La proportionnelle (...) serait contraire à la pensée gaullienne". Le conditionnel n'est assurément pas de mise. Et la démonstration va en être apportée sans difficulté : la proportionnelle est véritablement contraire non seulement à la pensée, mais aussi à l'œuvre institutionnelle du général de Gaulle. Les auteurs évoquent ensuite "une sorte de tradition française du scrutin majoritaire uninominal à deux tours", pour laquelle "on ne manque pas, ici encore, de convoquer l'image tutélaire du général de Gaulle. Or, ce dernier n'a jamais sacralisé ce mode de scrutin, bien au contraire, puisque à la Libération, il préconise une proportionnelle".

Qu'en est-il en réalité ?

Par l'ordonnance du 17 août 1945, Charles de Gaulle fait adopter la représentation proportionnelle à l'échelle départementale pour l'élection de l'Assemblée constituante. Le fait est avéré. Mais il refuse "la proportionnelle intégrale" (réclamée dans la tribune du 15 juin 2022), qui impose par des listes nationales des élus aux électeurs, parce qu'il faut - le Général s'en explique dans ses Mémoires de guerre - "que les diverses régions du pays soient, en elles-mêmes, représentées à l'intérieur des assemblées, qu'elles le soient par des gens qu'elles connaissent et que ceux-ci se tiennent à leur contact". Et il l'affirme déjà : "Il convient que, seul, le chef de l'Etat soit l'élu de toute la nation". Ce sont, en germes, l'élection du président de la République au suffrage universel et la révision constitutionnelle approuvée par le référendum de 1962, qui parachève la Constitution de 1958 sur un point capital, celui de la légitimité du titulaire de la magistrature suprême.

Il est exact, comme l'écrivent les deux auteurs, que "s'il était en effet favorable à la proportionnelle à la Libération, c'est parce qu'il craignait qu'un scrutin majoritaire ne donne au parti communiste une majorité à l'Assemblée". Mais un autre motif justifie ce choix de circonstance, aussi fondamental que le premier, et qu'il convient de verser au dossier. De Gaulle le livre dans une conférence de presse, le 24 avril 1947 : "Ce qui était essentiel, c'était de faire et de confronter des doctrines constitutionnelles, la représentation proportionnelle convenait à cela", c'est-à-dire à l'élection d'une Assemblée constituante.

Dans une formulation pour le moins étonnante, il est ensuite écrit que le général de Gaulle "ne s'oppose pas en 1958 au scrutin majoritaire parce que le rapport de force entre président et Parlement a changé avec la nouvelle Constitution". Bien sûr, la Vème République enlève sa toute-puissance au Parlement. Mais il suffit de se reporter aux déclarations du général de Gaulle, comme à celles de Michel Debré, autre père fondateur de la Vème République, pour observer d'une part que la proportionnelle est "contraire à la pensée gaullienne", d'autre part que c'est lui, Charles de Gaulle, conformément à sa propre doctrine, qui a choisi le scrutin majoritaire pour l'élection des députés en 1958, même s'il a refusé à Michel Debré d'"inscrire un principe dans la Constitution : le caractère obligatoirement majoritaire du scrutin" (Michel Debré - Trois républiques pour une France). Il en résulte qu'il suffit d'une loi pour changer le mode de votation, ce qui est évidemment plus facile qu'une révision constitutionnelle.

Si on veut une majorité, il faut un scrutin majoritaire

Dès l'automne 1947, alors qu'il préside le Rassemblement du Peuple Français, le général de Gaulle se prononce en faveur du scrutin majoritaire. Jusqu'au soir de sa vie, jamais il n'émettra une opinion favorable à la représentation proportionnelle, allant même jusqu'à considérer, le 16 mars 1950, que "mélanger le système proportionnel avec le système majoritaire, c'est un truquage". S'il opte ainsi pour le scrutin majoritaire, dans une déclaration du 27 octobre 1947, c'est "pour fournir au Parlement futur une majorité cohérente". Selon lui, le mode de scrutin doit "aider, dans une nation aussi divisée que la nôtre, au regroupement des opinions".

Le 1er octobre 1948, dans une conférence de presse, le Général confirme son choix : "Le RPF préconise un scrutin majoritaire". Et le 22 juin 1951, il annonce en quelque sorte le mode de scrutin de 1958 : "Il est indispensable de procéder sans délai au vote d'une loi qui institue un système majoritaire véritable, honnête, à deux tours".

Dans ses Mémoires (Trois républiques pour une France), Michel Debré relate les travaux du Conseil de cabinet du 7 octobre 1958 consacré à l'adoption du mode de scrutin. Le général de Gaulle est alors le dernier président du Conseil (le Premier ministre d'aujourd'hui) de la IVème République. Il réunit ses ministres à l'Hôtel Matignon. Michel Debré dépeint la scène : "Le cérémonial est celui des grands jours. J'ai la charge d'exposer le problème et de présenter ma conclusion personnelle. J'essaie d'être bref et clair. Je signale l'importance de la décision. Elle est une des clés de la future République (...). La nouvelle République, dis-je, a besoin d'une majorité, c'est-à-dire d'un scrutin majoritaire, et l'expérience des douze années que nous venons de vivre juge mieux que tout exposé doctrinal les fâcheuses incidences de la proportionnelle".

Puis il écrit : "Le Général tranche en ce sens comme il me l'a laissé entendre. Après avoir rappelé que le mode de scrutin de 1945 avait été choisi en raison des circonstances, il avance deux autres raisons. D'abord un principe qu'il énonce en reprenant la phrase par laquelle j'ai conclu : "Si l'on veut une majorité, il faut un scrutin majoritaire". Puis la tradition : "Le scrutin uninominal à deux tours est le scrutin de la République". L'affaire est entendue. La décision du Général arrête le débat qui n'a pas duré deux heures".

Retiré à Colombey-les-Deux-Églises au lendemain du référendum manqué du 27 avril 1969, le général de Gaulle rédige ses Mémoires d'espoir. Il ne consacre que quelques lignes à la loi électorale, mais elles sont sans équivoque : "Afin d'avoir une majorité, il faut un scrutin majoritaire. C'est ce que décide mon gouvernement qui fixe le système électoral en vertu de ses pouvoirs spéciaux, rejetant la représentation proportionnelle, chère aux rivalités et aux exclusives des partis, mais incompatible avec le soutien continu d'une politique, et adoptant tout bonnement le scrutin uninominal à deux tours".

Au total, il est indéniable que la représentation proportionnelle est, à l'évidence, contraire à la pensée du général de Gaulle. Président du Rassemblement du Peuple Français sous la IVème République d'abord, président de la République ensuite, de Gaulle n'a jamais varié : le scrutin majoritaire est un élément constant de sa doctrine constitutionnelle.

On a le droit de préférer la représentation proportionnelle au scrutin majoritaire. Mais on ne peut pas justifier ce choix en se référant au général de Gaulle.

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