Le trou de mémoire de Benjamin Stora
Le rapport sur Les questions mémorielles portant sur la colonisation et la guerre d’Algérie que l’historien Benjamin Stora vient de remettre au Président de la République se veut œuvre de mémoire, comme son titre l’indique. Mais il comporte au moins une lacune, étonnante de la part d’un spécialiste reconnu de l’histoire algérienne. Il s’agit du décret Crémieux, qui a eu sur la société algérienne une influence reconnue comme déterminante.
Certes, Benjamin Stora ne manque pas de rappeler au détour d’une parenthèse que le décret en question « avait attribué la citoyenneté à la seule communauté juive en 1870 ». C’est un peu court, comme dirait Cyrano de Bergerac
Rappelons donc que le 24 octobre 1870 a été publié un décret qui dit exactement ceci : « Les israélites des départements d’Algérie sont déclarés citoyens français. En conséquence, leur statut réel et leur statut personnel seront, à compter de la promulgation du présent décret, réglé par la loi française. » Et c’est signé Ad. Crémieux, L. Gambetta, A Glais-Bizoin, L. Fourrichon.
Le décret a été promulgué à Tours ! Pourquoi pas à Paris ? Parce que c’est dans la tranquille métropole du Val de Loire que s’est réfugié le gouvernement dit de la Défense nationale. Le Second Empire s’est effondré après la défaite humiliante de Sedan, Napoléon III est en fuite. La IIIe République est encore dans les limbes.
La paternité du décret revient à Adolphe Crémieux, ministre de la Justice dans ce gouvernement provisoire, mais aussi président de l’Alliance israélite universelle (AIU) depuis 1863. De plus, Crémieux est depuis 1869 « souverain grand commandeur » du Suprême Conseil de France de la Maçonnerie française.
Nul doute que Crémieux voir dans ce décret un aboutissement de l’œuvre de sa vie : venir au secours de ses coreligionnaires en terre d’islam. C’est aussi l’objectif de l’AIU.
On peut supposer, toutefois, que Crémieux a profité d’une « fenêtre d’opportunité » qui lui était offerte par l’humiliation de l’armée française terrassée à Sedan par la Prusse. Jusqu'à cette débâcle, les officiers français étaient les maîtres absolus d’un territoire algérien qu’ils avaient conquis. S’ils avaient eu encore voix au chapitre en ce fatal automne 1870, ils n’auraient jamais permis l’adoption d’un tel décret qu’ensuite, ils qualifieront d’infâme.
Le décret sera abrogé par Vichy en 1940, puis rétabli après le débarquement des troupes américaines en Afrique du Nord. Quant aux musulmans, ils avaient gardé et garderont leur statut inférieur d’« indigènes ». Il faudra l’atroce guerre d’Algérie pour qu’ils en sortent enfin.
L’enfer est pavé de bonnes intentions, comme on le sait. Certes l’objectif de Crémieux était louable : aider les juifs d’Algérie à sortir d’une misère qui choquait leurs coreligionnaires français. Mais le décret Crémieux a fait haïr les juifs algériens, non seulement par les colons français qui ont sombré à partir de 1870 dans un antisémitisme de plus en plus délirant, mais aussi par les musulmans algériens qui virent d’un seul coup leurs voisins de village ou d’immeubles accéder au statut de citoyen français.
De retour d’un voyage en Algérie, le grand leader socialiste Jean Jaurès écrira dans La Dépêche de Toulouse, du 1er mai 1895 ces lignes odieuses : « Les juifs d’Algérie qui ont été naturalisés [français] en masse […] sont en somme étrangers aux traditions, aux idées, aux luttes de la France [… ] Ils votent en bloc comme des juifs, et ils votent pour les candidats opportunistes parce que l’opportunisme a développé la puissance de la finance et qu’il est ainsi, si l’on peut dire, la forme politique de l’esprit juif [… ] L’influence morale de la France a été tenue en échec, on ne peut le nier, par le développement de la puissance juive ; les indigènes ont la haine des juifs, et ils n’ont pu voir sans scandale que c’est à eux que passait, pour une large part, le gouvernement de l’Algérie et de la France même [ … ]. La conquête française a livré les indigènes aux juifs [ … ] Ainsi le vieux monde arabe est miné par les juifs en même temps que les colons et immigrants sont évincés par eux. Il semblerait qu’une sorte d’accord devrait se produire entre les indigènes et les colons. Il n’en est rien, et c’est là ce qui complique singulièrement le problème. Le Français d’Algérie, s’il a la haine du juif, a le mépris de l’Arabe et il semble bien que l’indigène confonde dans un même mépris le juif et l’Européen ».
Ce tableau que dresse l’un des hérauts du socialisme français à la fin du XIXe siècle explique bien les drames qui vont ensanglanter l’Algérie au siècle suivant. Pour ne rien dire de l’état catastrophique dans lequel se trouve l’Algérie aujourd'hui.
Dans son rapport au Président de la République, Benjamin Stora tend à euphémiser les effets du décret Crémieux « Partagés entre leurs deux patries, la France qui leur a donné l’exercice de la citoyenneté par le décret Crémieux de 1870, et l’Algérie, terre natale où ils étaient enracinés, les Juifs d’Algérie n’ont pas basculé dans le camp de l’indépendance algérienne », remarque-t-il.
Le même Benjamin Stora nous semble plus proche de la réalité historique quand il écrivait en 2006 dans son livre remarquable, Les Trois Exils Juifs d’Algérie, à la page 54 « Du jour au lendemain, ils [les juifs] changent de camp et se solidarisent avec l’envahisseur. »
Quand on veut faire œuvre « mémorielle », quand on déclare : « il faut trouver la juste mémoire », ne doit-on pas se souvenir de ses propres écrits ?
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