Comment l'Union Européenne veut contrôler l'information grâce aux Big Techs. Partie 7) Dans les coulisses de l'UE, une foule d'acteurs qui commercent avec l'info
Enquête en plusieurs parties - Comment l'Union Européenne veut contrôler l'information grâce aux Big Techs. Du fact-checking aux agences de renseignements américaines : aux origines d’une prison digitale.
- Retrouvez la partie 1) Politique et info, un vieux couple français
- Partie 2) La toute-puissance financière des Big Techs
- Partie 3) Algorithmes et dépendances
- Partie 4) La dépendance des médias et l'avènement du fact-checking
- Partie 5) Objectifs, mécanismes et contexte de la loi "infox"
- Partie 6) Hiérarchisation et retour de la censure
INTRODUCTION - Pendant la crise du Covid-19, les principaux médias français ont relayé, sans réelle distanciation, la communication gouvernementale et les positions de l'industrie pharmaceutique. La défense des confinements et du “tout-vaccin” est devenue un axiome inattaquable, défiant toute approche scientifique raisonnable et équilibrée. Au lieu d'enquêter, de vérifier et de varier les sources afin de nourrir un débat contradictoire, des cellules de "fact-checking", intégrées au sein des rédactions de presse et financées par les Big Techs, ont court-circuité le rôle du journaliste et ont torpillé tout débat critique et complexe. Sous prétexte de lutte contre la désinformation, ces partenariats invasifs ont été appuyés par l'Union Européenne, y compris avec des subventions. Ils font apparaître un nouveau mécanisme capable d’influencer les opinions publiques sur n’importe quel sujet. En coulisses, d’autres acteurs troubles modèlent l’information, des think-tanks mais aussi diverses agences internationales du renseignement. Au sein de ce décor, le journalisme se transforme peu à peu en un inquiétant outil de contrôle et de surveillance des idées, avec des velléités de museler la liberté d’expression. L'Europe est-elle en train de devenir une prison digitale de l'information ?
PARTIE 7 - Dans le domaine socio-économique, les Français gagneraient souvent à regarder du côté de l'Union Européenne pour comprendre quelles sont les nouvelles institutions qui les régissent, de gré ou de force (depuis le traité de Maastricht, accepté en 1992, et celui de Lisbonne, refusé en 2005, puis finalement imposé au peuple français par Nicolas Sarkozy devant le Congrès de Versailles en 2008).
Regarder du côté de Bruxelles
Il faut accéder à un "étage institutionnel" supérieur pour se rendre compte que l'Union Européenne (UE) a mis les petits plats dans les grands pour accroître les financements, les aides, les structures techniques et autres collaborations dédiées au développement du journalisme "à la mode du fact-checking". Ce qui entraîne, en retour, inévitablement, l'établissement d'un contrôle politique de l'information en général.
État, politique et administration ne sont pas censés faire bon ménage avec un journalisme libre et un traitement indépendant de l'information. Nous l'avons vu, il est toujours préoccupant qu’un gouvernement légifère pour lutter contre les "fausses nouvelles".
La définition de ces dernières pose problème, le fait qu'elles deviennent une obsession dans le débat public interroge. Lorsque l'UE (sa gouvernance et son administration) met son nez dans cette affaire, c’est à travers un mille-feuille de structures, d'observatoires et d'autres organisations communautaires, qui rend les choses encore plus opaques.
Créé en 2019, l'Observatoire européen des médias numériques (ou EDMO – European Digital Media Observatory) affiche 5 objectifs : a) Cartographier les organisations de fact-checking en Europe, les soutenir en encourageant des activités transfrontalières, encourager la formation; b) Cartographier, soutenir et coordonner les activités de recherche à propos de la désinformation au niveau européen, y compris par la création et la mise à jour régulière d'un référentiel mondial d'articles scientifiques; c) Mettre à disposition un portail public fournissant aux professionnels des médias, aux enseignants et aux citoyens des informations et du matériel visant à accroître la sensibilisation, à renforcer la "résilience" à la désinformation en ligne et à soutenir des programmes pédagogiques à l'adresse des médias; d) Concevoir un cadre sécurisé et protégé d’accès à des données destinées à des chercheurs universitaires travaillant à mieux comprendre la désinformation; e) Accompagner les pouvoirs publics dans le suivi des politiques mises en place par les plate-formes en ligne pour limiter la propagation et l'impact de la désinformation.
Volonté politique d'industrialiser le processus d'informer
L'ambition de cet Observatoire invalide par conséquent largement l'idée qu'un bastion de fact-checkers isolés à l'improbable curriculum vitae se seraient lancés de leur propre chef à l'assaut des rédactions de presse afin de revendiquer le droit de juger le vrai du faux.
Il y a une volonté politique d'institutionnaliser, voire d’industrialiser le processus, notamment en le reliant à des données statistiques (big datas), et de cibler l’origine même de l'information dite "fausse" et ses "consommateurs".
Tout ceci demande de grands moyens financiers et logistiques, des accords de financement entre médias et les Big Techs, augmentant l'emprise de ces dernières. Ce processus d'institutionnalisation d'un contrôle de l'information via des cellules de "fact-checking" favorise ces liens d'argent, dans la discrétion des coulisses de l'administration européennes, offrant sur un plateau un levier d'action politique aux Big Techs.
Il y a trois ans, le premier appel d'offres pour fonder l'Observatoire européen des médias numériques est remporté par un consortium dirigé par l'Institut Universitaire Européen de Florence (Italie) avec un budget de 2,5 millions d'euros à la clef. Son financement va toutefois bénéficier d’un coup de pouce substantiel de la Fondation Calouste Gulbenkian et de la création en mars 2021 d'un Fonds pour lutter contre la désinformation en ligne, directement géré par l'Observatoire européen des médias numériques, abondé à hauteur de 25 millions d'euros en 5 ans par Google-Alphabet.
D'autres entités, parfois plus modestes mais bien agissantes, entrent dans la constitution et le financement de l'Observatoire. Par exemple l'entreprise grecque Athens Technology Centers (ATC, déjà en partenariat avec l'agence de presse Reuters et collaborant avec le groupe pétrolier Hellenic Petroleum, détenu à moitié par le groupe Latsis, bien connu de José Barroso, ancien président de la Commission européenne) qui a pour objectif de fournir et de gérer des "solutions technologiques" pour des entreprises et des gouvernements. Mélange des genres, quand tu nous tiens...
Les surprenants soutiens financiers de l'info
Mais aussi Pagella Politica (PP), association italienne de vérification de l'information en ligne depuis 2012. PP est associée avec son alter ego plus "généraliste", le site de fact-checking Facta depuis 2021 et dispose de liens étroits avec le réseau international de fact-checking The Poynter Institute, l'un des piliers du fact-checking américain (et à ambition mondiale avec la création de l'International Fact-Checking Network en 2015, organisme souhaitant promouvoir les bonnes pratiques journalistiques dans le monde entier), qui propose des certifications "éthiques" pour les réseaux sociaux détenus par Google ou Facebook depuis 2015.
The Poytner Institute est financé d'une part par Google-Alphabet, la Fondation MacArthur, la Fondation Bill et Melinda Gates et la Fondation Carnegie, d'autre part par l'Open Society Foundations et le réseau Omidyar, deux fondations détenues par des milliardaires : l'investisseur-spéculateur américain George Soros et le propriétaire franco-américan d'Ebay, Pierre Omidyar.
Les deux fondations ont adressé des dons à la presse avec pour la première Street-Press ou Metronews ; pour l'autre First Look Media, dont fait parti le titre The Intercept, créé peu après l'affaire Snowden pour populariser les écrits du célèbre journaliste Glenn Greenwald qui allait aider le lanceur d'alerte américain à révéler le scandale des écoutes de la NSA (National Security Agency).
Greenwald démissionne en 2020, invoquant une censure politique de la part du comité de rédaction à propos d'un article critique jamais publié au sujet du candidat Biden et des activités pour le moins douteuses de son fils Hunter (un sujet, malgré ses multiples rebondissements récents, qui ne semble pas encore avoir atteint les rédactions françaises...).
Pagella Politica dispose de liens outre-atlantiques, avec un financement essentiellement assuré par Facebook, mais dispose de subventions quant à elles bien européennes, notamment issues du projet SOMA, Social Observatory for Disinformation and Social Media Analysis.
Cet autre "observatoire" fournit de son côté des outils technologiques divers, "clefs en main", via des entreprises spécialisées (Truly Media, Eunomia, Weverify, Provenance, Social Truth...) pour aider au développement d'un journalisme de fact-checking, améliorer sa logistique.
On retrouve des liens avec ATC, précité, avec l'Agence France Presse, mais aussi avec T6ecosystems, une entreprise italienne "faisant le pont" entre les médias et les industriels et engagée sur les thématiques de la transition énergétique post-carbonne, qui a réalisé un travail de recherche sur les façons de s'informer du public durant la pandémie.
Ou encore avec Luiss Data Lab, centre de recherche transalpin lui aussi dans les big datas, l'intelligence artificielle, la technologie blockchain, les supports médiatiques numériques, le "story-telling" en ligne, c’est-à-dire l'art du récit en communication (grâce à son centre de recherche associé Aletheia). Luiss Data Lab bénéficie de financements de Google-Alphabet. À sa tête, on retrouve Gianni Riotta, un journaliste italien multi-cartes (écrivain, animateur de télévision...) vivant aux États-Unis, membre du bien connu think-tank Council on Foreign Relations (CFR) et qui a défrayé la chronique avec ses prises de positions vis-à-vis du lanceur d'alerte Snowden face au journaliste Glenn Greenwald. Ce dernier avait alors qualifié Riotta d’"antagoniste au journalisme".
Greenwald, qui n'hésitait pas en 2013 à déclarer auprès de RFI que la NSA américaine menait un espionnage "vraiment massif" sur le territoire français, y compris "en coopération avec le gouvernement français", symbolise un certain journalisme "authentique" et libre qui va en tout cas bien plus loin que le traitement binaire du fact-checking. Son avis sur la question de l'évolution du journalisme est instructif. Sans surprise, il est hostile au monde des fact-checkers, avec quelques prises de positions personnelles tranchées (1, 2, 3).
- À suivre, partie 8)
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