De la destruction de notre système de droit et de régulation par la peur !
TRIBUNE/ANALYSE - Ou comment le Roy de la république, si nostalgique de l’Ancien Régime, a ressuscité l’Huissier-Priseur, supprimé par la Révolution...
Une réflexion animée par la consultation publique de l’Autorité de la concurrence relative à la liberté d’installation des Commissaires de justice publiée le 01 février 2023 (1).
L’autorité de la concurrence procède actuellement à une consultation publique en vue de créer des offices supplémentaires. Ce qui paraîtra sans importance à la plupart des lecteurs, mais derrière se dissimule une logique perverse de destruction de nos institutions et des équilibres sociaux, qu’il n’est possible de percevoir qu’en emmagasinant un certain nombre d’informations.
Une logique qui ne surprend pas l’auteur de ces lignes, puisque celui-ci a parfaitement intégré que le gouvernement Macron, s’inscrivant dans une certaine forme de continuité, ne poursuit qu’un seul objectif : ramener l’essentiel des pouvoirs régaliens de l’État à presque rien, ce qui ne profite qu’aux oligarchies…
Depuis trop longtemps déjà, on assiste impuissant, à une entreprise de démantèlement d’un grand pays, qui avait tout ce qu’il lui fallait pour prospérer, et servir d’exemple au monde. Ses grandes entreprises nationales étaient leader dans leur secteur d’activité. On avait ALSTOM, EDF, AREVA, TECHNIP…, et toute une série de champions qui pouvaient prospérer, sur un système de droit cohérent construit au fil des siècles... Alstom a été vendu à General Electric, alors que cette société nous permettait d’assurer une véritable indépendance dans un secteur vital. Technip vendue à son concurrent américain FMC, et EDF a été obligé de vendre, à perte, l’électricité qu’elle produit, à des intermédiaires qui ne produisent rien pour la concurrencer sur son propre marché…
Si le déclin de notre pays s’observe de façon flagrante en matière industrielle, il s’observe également en matière de services, et de droit.
Des opérations contribuant à désarmer le pays dans lesquelles s’enrichirent quelques intermédiaires qui auraient, pour certains d’entre eux, contribué au financement de la campagne électorale des facilitateurs. Nous ne revenons pas sur les détails, et renvoyons le lecteur au livre de Gérard Davet et de Fabrice Lhomme "Le traitre et le néant" qui mettent l’accent sur de potentielles prises illégales d’intérêts.
Si le déclin de notre pays s’observe de façon flagrante en matière industrielle, il s’observe également en matière de services, et de droit. Il est spectaculaire dans celui de la santé, et les Français ont du mal à se faire suivre par leurs propres médecins traitants, qui travaillent comme des bêtes, sans y trouver leur compte. En matière de justice, il est tout simplement stupéfiant.
La durée d’instruction s’est considérablement allongée, et la qualité des décisions rendues dans des conditions de pénibilité qui frisent la démence, est régulièrement remise en question. Et là on touche un point névralgique, puisque la force d’attraction d’une collectivité dépend de sa capacité à trancher les litiges et les différents dans un délai raisonnable et de façon cohérente.
Des investissements dans des procédures manifestement trop longues et souvent aléatoires, auxquelles s’ajoutent les difficultés d’exécution et de mise en œuvre, génèrent chez nos concitoyens un profond sentiment de frustration qui décrédibilise l’institution judiciaire dans son ensemble, conduisant à une certaine forme de délitement. La collectivité risque en quelque sorte d’être frappée d’apoptose, et c’est la "corruption" qui prospère.
Les huissiers de justice (devenus commissaires de justice) exécutent les décisions de justice. L’exécution des décisions de justice fait partie des pouvoirs régaliens de l’État, au moins depuis 529, avec le Code JUSTINIEN, qui interdisait au justiciable d’exécuter lui-même, et d’interner dans des prisons privées son ou ses débiteurs.
À Rome l’exécution était faite par à des appariteurs qui agissaient sous l’autorité d’un juge ou d’un préfet du Prétoire. Plus tard, en France, un corps de sergents, puis d’huissiers et d’huissiers-priseurs se développa. Ceux-ci bénéficièrent d’une délégation de puissance publique, et exécutaient sous l’autorité du roi. Sous la Révolution française, les professions d’huissier et celle de commissaire-priseur furent séparées pour cause d’incompatibilité entre les fonctions (2), par la loi du 27 ventôse An IX.
Suite à la multiplication des doléances visant les huissiers-priseurs (3), le législateur considéra que les opérations de saisies et la vente des biens meubles ne pouvaient être effectuées par la même personne, puisque les huissiers-priseurs, qui avaient les plus grandes difficultés à vivre de leur métier, en profitaient pour multiplier les frais, et détournaient les maigres avoirs de leurs concitoyens éprouvés par le sort.
Il importait donc que l'huissier de justice soit relativement indépendant et qu’il puisse exercer son ministère en ayant la capacité de faire preuve d’humanité.
Après avoir été malmenée par la Révolution, qui multiplia leur nombre à outrance, la profession d’huissier de justice fut réhabilitée et revalorisée par l’Empire, par le décret du 14 juin 1813 (4), qui diminua leur nombre par deux, institua un numerus clausus, et un corps de règles qui fonda les huissiers de justice modernes, et resta en application jusqu’à l’ordonnance de 1944, qui se contenta de codifier les usages et de moderniser les textes.
L’huissier de justice connu jusqu’à la loi Macron, (institué par Napoléon Ier, et la Restauration), était un officier public et ministériel. Un officier public, parce qu’il était délégataire de la puissance publique, et un officier ministériel parce qu’il était titulaire d’un office conféré à vie par l’État, suite à une nomination faite par un ministre, après examen des capacités requises ; l’officier public et ministériel effectuait donc une mission de service public en exécutant des décisions rendues par des autorités publiques avec la capacité d’exercer des contraintes sur les justiciables.
Il importait donc que celui-ci soit relativement indépendant et qu’il puisse exercer son ministère en ayant la capacité de faire preuve d’humanité. Cette indépendance était garantie par le numerus clausus limitant le nombre d’officiers publics et ministériels, par une compétence territoriale limitée limitant considérablement la concurrence entre les offices, par un monopole lui assurant suffisamment de matière, et par un tarif unique lui permettant de vivre de son activité et assurant l’égalité entre les justiciables.
La loi Macron, qui est passée en 2015, à grand coup de 49.3, a cassé ce modèle, puisqu’elle a éclaté le numerus clausus pour augmenter les effectifs de près de 25% d’ici 2029, qu’elle a éclaté la compétence territoriale limitée pour la faire passer du Tribunal de Grande Instance à celle de la Cour d’appel, et qu’elle a réduit le tarif.
Cette transformation est particulièrement mal vécue par les acteurs de cette profession, qui ne s’est jamais aussi mal portée.
Cette loi – sidérante – a réuni en un seul corps les huissiers de justices et les commissaires-priseurs, en ignorant les causes de la séparation des fonctions, pour les plonger dans une forme de guerre économique par multiplication des effectifs, et diminution du tarif. Et on voit des officiers publics et ministériels procéder à des "sollicitations personnalisées", ou tirer par la manche des clients, en vue de pouvoir exécuter des décisions de justice ou faire des constats, et ceci, pour ne pas mourir de faim…
Comme on s’en doute, cette transformation est particulièrement mal vécue par les acteurs de cette profession, qui ne s’est jamais aussi mal portée. Les commissaires de justice ont, dorénavant, dans leurs rangs, plusieurs centaines d’entre eux qui vivent du RSA, ou dont les revenus sont à peine supérieurs. Un sondage effectué par l’Union nationale des commissaires de justice, a permis de déterminer que près de 80% d’entre eux quitteraient cette profession "at once" s’ils le pouvaient ou songeaient à se recycler. Quant aux plus jeunes, ceux qui ont payé leur office plein pot avant la réforme, ils sont souvent piégés, puisqu’ils se retrouvent avec des emprunts qu’il faut rembourser, et une valeur qui a baissée parfois de près de 70%.
La situation dans laquelle se trouve une bonne partie de la profession est tout simplement insupportable. Elle l’est d’autant plus, que ces professionnels du droit, qui vivent une concurrence violente, ont perdu toute forme d’attractivité et qu’ils ne peuvent pas, comme les commerçants, obtenir des indemnités équivalentes, en cas de rupture abusive des relations d’affaires.
Ce qui veut dire clairement, qu’ils peuvent facilement être congédiés par leurs clients institutionnels, alors qu’ils se les disputent pour ne pas être exposés à une procédure de liquidation dans laquelle ils engageraient l’essentiel de leurs biens personnels, puisque plus de la moitié d’entre eux, exerce en société civile professionnelle ou sous forme individuelle.
Et dans ces circonstances, il faut qu’ils soient très solidement charpentés pour pouvoir prétendre à une réelle indépendance, puisqu’en réalité, la Loi Macron a ressuscité l’huissier-priseur pauvre d’avant la Révolution française, stigmatisé dans presque tous les cahiers de doléance. Une transformation d’autant moins acceptable qu’elle n’a pu se faire qu’en détruisant les situations légalement acquises, en violant le droit des biens, en ignorant les garanties du justiciable et le poids de l’histoire.
Le prochain rapport de l’autorité de la concurrence est susceptible d’achever le moral d’une bonne partie des agents d’exécution, et le principe même de la consultation génère chez eux un stress énorme. Cette autorité qui n’est "indépendante" qu’aussi longtemps que l’État le voudra bien, comme l’a démontré Arnaud Montebourg, fait d’une certaine façon – avec son enquête - la démonstration de la volonté de destruction d’une profession essentielle aux équilibres sociaux.
L’État est également resté sourd aux propositions émises par leur Chambre nationale visant à désengorger les tribunaux et à améliorer de façon significative la position du justiciable, notamment en effectuant un classement vertical quant à une proposition de sommation de payer ou d’accepter une procédure de règlement simplifiée, écoresponsable, qui auraient permis aux huissiers de justice d’obtenir facilement des titres exécutoires en intégrant des délais de paiement, et de financer par la même occasion des opérations visant à l’amélioration de l’environnement.
La peur tue l’esprit ! C’est la petite mort.
Dans un contexte marqué par une crise sanitaire, gérée de façon particulièrement scandaleuse, et par une crise internationale nourrie par l’incompétence et la démagogie, avec émergence d’une menace nucléaire, inédite, (puisque celle-ci était moins sérieuse même en période de guerre froide), alors même que l’espèce humaine doit faire face à la raréfaction des matières premières et à la dégradation de son environnement, cette volonté de destruction de nos institutions et de notre droit interroge.
Ceci est regrettable, puisque cette évolution donne le sentiment malheureux qu’une petite élite prospère en organisant un climat de peur.
La peur tue l’esprit ! C’est la petite mort, pour reprendre le mot d’Herbert dans Dune. Apparemment, l’État français, inspiré par l’Union, s’ingénie à précariser les classes moyennes par la compétition tous azimuts, parce que cette précarisation entraîne le repli sur soi, et qu’elle interdit l’accès à la culture et à la pensée complexe.
La peur, savamment distillée dans le corps social, permet la domination…, et paralyse les réactions. D’après Yohana Micoud (5), psychologue, le stress orchestré de manière chronique et de manière intense, sans moment de récupération, débranche la partie la plus évoluée de notre cerveau, le néocortex, qui permet de réfléchir et d’accéder à la pensée complexe. Un stress permanent interdit la réflexion et conduit les individus stressés à se soumettre. S’il se prolonge dans la durée, il conduit à une certaine forme d’épuisement des systèmes, forçant une dissociation traumatique, conduisant les victimes à se comporter comme des robots. On voit l’avantage que pourraient tirer certaines élites en manageant par la peur des populations entières.
Fortes de leur impunité, elles semblent montrer un mépris sans égal, aux populations qu’elles terrorisent. Ce management par la peur a manifestement fait des émules dans notre pays au plus haut sommet de l’État. Et on a vu d’ailleurs à quel point cet État affiche le mépris qu’il a pour la représentation nationale, en multipliant à outrance le recours au 49.3…
J’invite par conséquent les magistrats de l’ordre judiciaire et de l’ordre administratif à s’organiser et à peser de tout leur poids sur le gouvernement en vue 1) de leur permettre de s’appuyer sur tous les auxiliaires de justice pour désengorger leurs juridictions ; 2) de promouvoir des systèmes de nomination assurant leur parfaite indépendance, et 3) de pouvoir traiter en priorité les affaires politiques, puisque si terreur il doit y avoir, celle-ci doit être pour ceux qui gouvernent et qui pour des raisons diverses créent un sentiment immense de frustration et même de dégoût, mais non pas pour le peuple.
Et j’invite également les autorités compétentes à suspendre le processus de multiplication des offices alors que ceux-ci font face à la crise la plus grave qu’ils aient jamais rencontrée tout au long de leur histoire. Ce qui permettrait de revenir à une certaine forme de sérénité, et de d’éteindre, peut-être, les foyers de colère qui se déclenchent un peu partout dans le monde judiciaire.
- Jean-François Tacheau est huissier de justice associé
Notes :
(1) Liberté d’installation des notaires et des commissaires de justice : l’Autorité lance deux consultations publiques, Autorité de la concurrence
(2) Code et manuel du commissaire-priseur, ou Traité des prisées et ventes mobilières, Tome 1 - Gallica/BNF
(3) Recueil des cahiers de doléances des baillages de Tours et de Loches et cahier général du baillage de Chinon aux États-généraux de 1789. T. Massereau (...), Gallica/BNF
(4) Instruction sur l'organisation des huissiers, sur les devoirs qu'ils ont à remplir, sur la taxe des frais qui les concernent (...), Favard de Langlade, Guillaume-Jean, Gallica/BNF
(5) Les mécanismes du stress, vidéo YouTube
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