Le nouveau défi des sondeurs politiques
TRIBUNE - Les sondeurs d’opinion politique semblent en grande difficulté. Au vu de récentes échéances électorales observées sous bien des latitudes, tout porte à croire que les divergences entre sondages et résultats électoraux ne cessent mystérieusement de s’accentuer.
« Le sondage est devenu une sorte de réalité ou, pour le dire autrement, il est devenu la vérité. » Milan Kundera, L’Immortalité.
L’explication généralement avancée est ce qu’il est convenu d’appeler la « théorie du vote caché ». Il s’agirait d’une distorsion introduite par l’intention de vote dissimulée par un électeur avare de confidences auprès d’un enquêteur indiscret. D’autres invoquent certaines connivences avec des intérêts obscurs cherchant à confondre l’électorat.
Ces explications sommaires, quels qu’en soient leurs fondements, semblent largement insuffisantes.
Si l’on suppose que les outils mathématiques sophistiqués dont disposent les sondeurs, tant pour leurs échantillonnages que pour leurs questionnaires et analyses, jouissent d’une crédibilité acceptable, force est de convenir que d’importantes sources de distorsions se dissimulent ailleurs.
L’analyse rationnelle suggère que l’élaboration d’une préférence pourrait, de façon schématique, se décomposer sous forme d’une succession de segments.
Le premier d’entre eux conduirait de l’émission d’un message vers sa compréhension et sa cohérence. Il pourrait alors être suivi, s’il est jugé pertinent, d’un segment permettant de convertir cette compréhension en une adhésion aux idées ou programmes proposés ainsi qu’au candidat qui les porte. Enfin, le dernier segment transformerait cette éventuelle adhésion en une intention de vote.
L’exploration de cet itinéraire est bien entendu agrémentée et enrichie d’évaluations de valeurs, de comparaisons ou de références, tant sur les personnalités concernées que sur leurs propositions.
Même si cette approche rationnelle est construite avec d’infinies précautions, il n’en demeure pas moins qu’il s’agit d’un cheminement logique ou, pour le moins, d’une certaine logique qui préjuge d’une rationalité équivalente dans l’élaboration du choix du sondé.
En d’autres termes, une séquence de questions rationnelles induit, dans une large mesure, une réponse rationnelle. Celle-ci peut constituer une orientation raisonnable pour une lecture de tendances extrêmes ou lors de circonstances de forte polarisation.
En dehors de ces contextes particuliers, elle semble clairement insuffisante et peut conduire à de lourdes erreurs d’interprétation.
L’écueil majeur résiderait-il alors dans la difficulté croissante du décryptage de ce qu’il est convenu d’appeler l’irrationnel ?
L’observation tend à montrer que l’irrationnel est devenu une composante majeure du choix final, et ceci pour plusieurs raisons.
Au temps des idéologies militantes, le processus intérieur d’élaboration d’un choix ainsi que sa détection étaient infiniment plus aisés. L’appartenance à une mouvance définissait assez largement l’intention de vote. En somme, le choix d’un candidat était essentiellement dicté par une consigne explicite.
L’Histoire contemporaine de l’opinion en a décidé autrement.
D’une part, le « fait politique » a très généralement connu une forte érosion, faute de crédibilité de nombreux acteurs traditionnels et de leurs échecs récurrents, provoquant ainsi l’effondrement de nombreux partis traditionnels. D’autre part, le bafouement régulier des engagements électoraux, s’il était souvent toléré, est de plus en plus perçu comme une rupture du « contrat électoral » que représente l’engagement induit par le vote.
Enfin, les exigences de la globalisation ont singulièrement resserré les marges de différenciation entre nombre de mouvements, facilitant ainsi les migrations entre eux.
Ainsi, privé de ses repères traditionnels par l’érosion du « vote consigne », l’électeur est bien souvent conduit à ce que l’on pourrait décrire comme une « réappropriation » de son choix dont la lecture est devenue beaucoup plus complexe.
Ce cheminement, d’apparence salutaire en démocratie, est souvent fragile et sujet à de fréquentes remises en question. En témoignent, jusqu’à une date très proche du scrutin, les taux croissants d’indécis que l’on observe.
En outre, de récentes études suggèrent que le choix final peut encore être altéré au moment du geste du vote. Il s’agirait alors d’un quatrième segment, celui qui conduit de l’intention finale de vote au vote effectivement exprimé. Ce tout dernier glissement entre un choix supposé définitif et son expression concrète dériverait alors de l’ultime arbitrage d’un conflit non résolu entre espoirs et loyautés, empathies et préjugés ou peut-être encore, entre atavisme et indépendance. Ainsi l’expriment « Les Sphères » de Sloterdijk : « Le blindage de l’imaginaire volé, aux moments les plus inattendus, cherche à se craqueler. »
Ces « décisions perdues » s’ajoutent aux obstacles de lecture et confirment que l’opinion est bien souvent éloignée du geste du vote.
Ainsi, la supposée dissimulation de l’intention de vote, loin de s’exprimer envers autrui, peut avant tout s’exercer envers soi-même. L’élaboration de la décision, théorisée depuis déjà près d’un siècle par Edward Bernays dans son « ingénierie du consentement », est un assemblage de facteurs rationnels et irrationnels.
De façon symétrique, le cheminement inverse consisterait à remonter ces composants pour en révéler leurs influences respectives dans les processus de décision.
Un meilleur décryptage de ces phénomènes permettra peut-être d’incorporer une partie de l’irrationnel d’aujourd’hui au rationnel de demain.
En attendant, ainsi que le suggère E.R. Dodds, de façon paradoxale dans un monde réputé pour son rationalisme, célébrons, à l’instar de la Grèce antique, « la puissance et la splendeur de l’irrationnel ».
Benoît Turcat est avocat international.
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