Les enjeux de la bataille de Tal Afar : entre lutte contre l'Etat islamique et question des minorités

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Propos recueillis par Maxime Macé
Publié le 24 août 2017 - 19:15
Mis à jour le 25 août 2017 - 15:07
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L'armée irakienne se dirige vers Tal Afar, le 9 juin 2017
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© MOHAMED EL-SHAHED / AFP
L'armée irakienne a déployé d'importants moyens pour reprendre Tal Afar à l'Etat islamique.
© MOHAMED EL-SHAHED / AFP
L'armée irakienne poursuit son offensive contre l'Etat islamique dans le nord-ouest du pays. Après la libération de Mossoul, l'effort se porte désormais sur la ville de Tal Afar. Matteo Puxton, spécialiste des questions de défense, explique à FranceSoir les enjeux de cette bataille importante.

L'armée irakienne a lancé le 20 août dernier son offensive contre la ville de Tal Afar, dernier bastion de l'Etat islamique dans le nord-ouest de l'Irak. Bien qu'elle n'ait ni la superficie ni la démographie de Mossoul, la ville de Tal Afar est stratégique dans l'offensive contre l'EI, tant en Irak qu'en Syrie. Elle était notamment un point de passage et d'acheminement en armes et en hommes du "califat" autoproclamé entre les deux pays.

Matteo Puxton, observateur de référence de la stratégie de l'Etat islamique, explique FranceSoir que derrière le combat contre les djihadistes se joue aussi la question brûlante du sort des minorités en Irak.

> Quels sont les enjeux de la bataille de Tal Afar?

"Ils sont multiples. On a tout d'abord des enjeux historiques pour l'Etat islamique. En effet Tal Afar et sa région sont une zone de recrutement important pour l'organisation. Comme elle l'a été dans le passé pour les autres groupes djihadistes comme al Qaïda en Irak du temps d'al Zarkaoui. On note également que plusieurs commandants de l'EI viennent de la région.

"D'autant que l'on se trouve sur une zone de peuplement mixte en termes de confessions, il n'y a pas que des sunnites, ce qui induit des enjeux politiques chez les adversaires de l'Etat islamique. On se trouve au nord de l'Irak donc la Turquie est assez présente et lorgne sur Tal Afar car on y trouve des Turkmènes sunnites dont elle s'est érigée comme protectrice à la fois en Syrie et en Irak. Il a été question, comme à Mossoul, qu'Ankara participe à l'offensive mais cela ne s'est pas fait à la faveur d'un accord avec le gouvernement irakien sur l'intervention des milices chiites de la mobilisation populaire.

"Tal Afar est également une zone de peuplement de Turkmènes chiites qui ont été chassés de la région par l'EI. Autant dire que les miliciens chiites, qui comportent des unités turkmènes, comptent bien prendre leur revanche sur les djihadistes.

"Ces multiples intérêts divergents font que la ville a été épargnée par les combats. Pour mémoire, elle est encerclée depuis novembre par la mobilisation populaire lancée à l'ouest de Mossoul pour terminer l'encerclement de cette dernière. Le gouvernement irakien n'a pas voulu que la reprise de Tal Afar soit menée par les milices chiites pour éviter de froisser les Turcs. Voilà pourquoi c'est essentiellement l'armée irakienne qui va mener la bataille".

> Quelles sont les forces déployées par l'Etat islamique pour défendre la ville?

"Dans la poche de Tal Afar, on trouve une garnison de plusieurs milliers de combattants de l'EI dans laquelle on compte un fort contingent de djihadistes turcs qui sont présents en nombre dans la wilayat al-Jazirah (région militaire de l'organisation à cheval sur la Syrie et l'Irak où se situe Tal Afar, NDLR). On remarque d'ailleurs de nombreux combattants turcs dans les vidéos de propagande de cette wilayat, et des nasheeds (chants religieux) en langue turque.

"Cette wilayat est également un important pôle de fabrication de VBIED (véhicule kamikaze improvisé) et de véhicules blindés improvisés. Les djihadistes risquent d'utiliser en nombre les premiers dans la bataille. Pour autant, on notera que les combattants de cette région ont pris une part importante dans les combats qui se sont déroulés à Mossoul, pour tenter d'empêcher l'encerclement ou, une fois que ce dernier a été réalisé, pour harceler les forces irakiennes.

"On voit par ailleurs que les djihadistes ne défendent pas beaucoup l'extérieur de Tal Afar, où le terrain est très découvert. Comme à Raqqa, ils laissent les assaillants rentrer dans la ville avant d'engager lourdement le combat.

"Du reste, leur stratégie est plutôt classique: l'EI utilise des engins kamikazes, des mines improvisées et des missiles antichars pour du harcèlement à longue portée. Les djihadistes ont également brûlé des puits de pétrole pour aveugler l'aviation et il y a fort à parier que la défense du cœur de la ville s'appuiera sur un important réseau de tunnels".

> Qu'en est-il des moyens militaires engagés contre les djihadistes?

"Côté irakien, on retrouve assez logiquement la plupart des unités qui se sont battues à Mossoul. Ainsi la désormais fameuse Golden division (force antiterroriste) déploie deux brigades à Tal Afar tandis que l'armée régulière est présente avec la 9e division blindée et les 15e et 16e divisions d'infanterie. A côté de cela, on trouve des policiers fédéraux de la 6e division et l'ERD (Emergency Response Division, forces spéciales du ministère de l'Intérieur). Enfin, 12 brigades de la mobilisation populaire chiite sont là en appui.

"Contrairement à ce qu'on a vu à Mossoul, la coordination entre toutes ces unités semble pour l'instant efficace d'autant qu'on a actuellement cinq axes d'offensives différents ce qui divise la défense de l'EI.

"On notera que l'aviation de la coalition internationale est également de la partie pour bombarder les positions de l'EI. Et, fait très intéressant, on a pu observer un gros déploiement de forces spéciales occidentales, notamment américaines et belges. Ces dernières sont fortement pourvues en missiles antichars pour contrer les véhicules kamikazes. Cette présence est un vrai atout pour l'armée irakienne".

> Après la chute de Tal Afar, quel avenir pour l'Etat islamique en Irak?

"La chute de Tal Afar, en soi, contribue au recul territorial de l'Etat islamique. Pour autant, la poche de Tal Afar n'était pas le principal bastion restant de l'EI en Irak: je rappelle qu'il y a la poche d'Hawijah, au sud-ouest de Kirkouk, que l'armée irakienne n'a pas nettoyé avant d'entamer la bataille de Mossoul. Or cette poche se trouve dans un secteur contesté politiquement (entre les Kurdes irakiens et le gouvernement de Bagdad), elle sert de zone de recueil à des wilayats de l'EI affaiblies (comme la wilayat Dijlah -Tigre- qui a contribué à la défense de Mossoul en lançant sans cesse des attaques au sud de la ville), et elle continue de lancer des raids. En matière de propagande, notamment sur la capacité à gouverner, la poche de Hawijah est la plus dynamique en Irak.

"Je rappelle aussi qu'il y a l'ouest de la province d'al-Anbar, intégré dans la wilayat al-Furat de l'EI, à cheval sur la frontière syro-irakienne, que les djihadistes ont commencé à transformer en base de repli dès le milieu de l'année 2016. La fin territoriale de l'Etat islamique en Irak n'est donc pas encore à l'ordre du jour. Par ailleurs, il faut noter que l'organisation est repassée dans un mode terroriste et d'insurrection dès l'année dernière (wilayat al-Janub, sud de l'Irak; wilayat Diyala, nord-est de Bagdad, etc), et qu'elle profite de ces quelques poches territoriales restantes pour réinvestir discrètement certains secteurs supposés +nettoyés+ (comme la province de Salahuddine). Le combat contre l'EI en Irak est donc loin d'être terminé".

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