L’invasion des profanateurs de sépulture (1977) de Philip Kaufman
CINÉMA - L'Invasion des profanateurs de sépulture est tiré d’un roman de Jack Finney (1911-1984) intitulé Invasion of the Body Snatchers, paru en 1955. Il fait partie de ces œuvres de seconde zone fort intéressantes, plus d’ailleurs par le thème déployé que par le style d’écriture.
Il y eut plusieurs versions cinématographiques de cette histoire : tout d’abord en 1956 avec la version de Don Siegel, assez fidèle au roman, mais d’une facture assez sommaire. Puis en 1977, celle de Philip Kaufman. En 1994, Abel Ferrara réalisa Body Snatchers, fort peu captivant. La dernière, en 2007, sous le titre Invasion d’Oliver Hirschbiegel, est assez banale.
Meilleure version
La meilleure et la plus terrifiante est donc celle de Philip Kaufman. S’il n’est pas un immense réalisateur, il a la qualité ici de pousser le thème dans ses retranchements ultimes et d’éviter une fin optimiste tout en revisitant l’histoire originale. Ce roman devrait, espérons-le, trouver un cinéaste d’envergure pour lui donner formellement un accomplissement brillant et le porter au rang qu’il mérite.
Notons avant d’entrer dans le récit que Jack Finney a dû s’inspirer du syndrome de Capgras, appelé aussi "illusion des sosies". Joseph Capgras (1873-1950), un psychiatre français, a décrit dans L’Illusion des sosies ce délire chronique en 1923 où une femme de 53 ans affirmait que ses proches et elle-même avaient plusieurs sosies.
Sur ce canevas, le film s’insère dans la ligne du Nouvel Hollywood qui s'inspire, avec nettement plus de talent, des cinéastes de la Nouvelle Vague française fort surestimée qui déstructuraient le récit et la narration avec l’utilisation de plans fragmentés et de caméras on dira "flottantes" tournés en décors naturels.
Malgré ce défaut, le cinéaste retraduit un climat envoûtant. Cette œuvre possède une vision sombre tout en déroutant le thème vers d’autres horizons. À l’origine, et peut-être était-ce l’idée de Jack Finney, elle visait les communistes, accusés d’envahir secrètement les États-Unis à l’époque du maccarthysme. Ils contaminaient les Américains par une idéologie sournoise qui voulait remplacer le mode de vie libéral. Le film de Don Siegel s’inscrivait dans cette lignée. En réalité, et c’est l’apport de Philip Kaufman et de son scénariste, le thème vise directement la société de consommation, et plus largement comme nous allons le voir.
Spores
Le générique avec ses spores partant d’une planète pour se répandre sur la Terre est déjà inquiétant. En quelques plans, on nous montre leur dissémination sur les feuilles des arbres entre autres où elles commencent à tisser des ramifications pour faire éclore de jolies fleurs…
Elisabeth Driscoll (Brooke Adams), employée du ministère de la Santé à San Francisco, découvre d'étranges fleurs se mettant à pousser sur les arbres de son quartier. Des enfants en cueillent. Elisabeth en récolte une, l’étudie et tente d'en identifier l'origine. Elle retrouve son amant, Geoffrey (Art Hindle), un dentiste passionné par le football et lui explique qu’il s’agit d’un grex, la pollinisation croisée entre deux espèces qui en produit une troisième totalement unique. Ce dernier ne semble pas y prêter attention. Elisabeth pose un verre avec la fleur et le lendemain, elle trouve que le comportement de Geoffroy a changé. Effectivement, il est devenu froid et distant.
C'est le point de départ d'événements étranges qui vont avoir lieu et qui vont menacer l'apparence tranquille du quotidien. Les éboueurs qui réapparaissent à plusieurs reprises évoquent bien sûr la société de consommation qui élimine ses déchets, sauf que ces déchets ici sont tout particuliers.
Elisabeth se confie à Matthew Bonnell (Donald Sutherland), spécialiste de l'hygiène alimentaire et collègue de travail (la scène drolatique dans un restaurant italien où il découvre une crotte de rat que le chef prend pour un câpre). Matthew ne la prend pas au sérieux quand elle lui annonce que Geoffrey n’est plus Geoffrey. Mais le lendemain en portant des vêtements dans un pressing chinois, son propriétaire lui affirme aussi que sa femme n’est plus réellement sa femme.
Elisabeth est sur les nerfs. Elle discute avec Matthew à un moment dans la voiture et pense qu’il y a une conspiration : la ville est en train de totalement changer. Elle lui raconte qu’elle a suivi son amant rencontrer d’étranges individus au long de la journée tout en échangeant de singuliers paquets. Soudain, ils assistent à un accident où un homme surgit devant eux en hurlant que cela va être bientôt leur tour, qu’ils sont tous en danger. L’homme s’enfuit et est écrasé par une voiture.
Le comédien Kevin McCarthy est celui qui jouait le rôle principal dans la première version. Le film distille ainsi une ambiance paranoïde en montrant plusieurs plans avec des individus au regard fixe ou étrange ou en faisant hurler des sirènes d’ambulance.
Les sosies se multiplient. La paranoïa s’installe. Matthew tente de distraire Elisabeth en l'entraînant à une soirée où son ami psychologue, David Kibner (Leonard Nimoy), doit dédicacer un livre grand public. Là, une femme hystérique tente de convaincre son auditoire que le comportement de son mari a lui aussi changé, qu’il s’agit d’un imposteur. Quand Jack Bellicec (Jeff Goldblum), un ami de Matthew, rend visite à sa petite amie, Nancy Bellicec (Veronica Cartwright), qui tient un bain public écologique, ils assistent à la découverte d’un corps allongé sur une table, comme dans un cocon, ressemblant étrangement à Jack. Nancy est terrorisée. On appelle Matthew à la rescousse.
Celui-ci s’inquiète pour Elisabeth, s’introduit dans son appartement à l’insu de son compagnon, et découvre son double en train de germer. Il kidnappe son amie endormie et s’enfuit. Retournant au bain, on lui annonce que le double de Jack a disparu. Chez Elisabeth où la Police est présente, le double de celle-ci s’est aussi évaporé. Le climat paranoïaque s’accentue, car peu à peu, toute la ville semble contaminée, témoin la collusion entre l’inspecteur et Geoffrey. Bientôt, San Francisco devient la proie de mutations génétiques qui sèment la panique dans toute la ville. La menace apparaît dans le film non seulement invisible, mais invincible et insidieuse.
Métamorphoses
Elisabeth comprend peu à peu que des plantes se métamorphosent en êtres humains et se substituent aux personnes qui l'entourent. On retrouve les interrogations de l’époque concernant l’industrialisation de la civilisation après Mai 68. Les fleurs peuvent aussi faire penser au mouvement flower-power des hippies, car la fleur était un des symboles de leur idéologie non violente.
Le tournant du film est quand le petit groupe est réuni la nuit chez Matthew. Après une âpre discussion, ce dernier va se reposer dans le jardin. Il s’allonge dans un transat et s’endort. Peu à peu, la plante prend possession de lui, et le copie. C'est le cauchemar qui investit la réalité elle-même. C'est en ce sens que le monde idyllique n'est pas aussi innocent qu'on le croyait et qui éclôt ici dans ce qu'on a appelé le Nouvel Hollywood, où la critique de la société de consommation donne naissance à des monstres bienfaiteurs, uniformisant tous les êtres.
Scène horrifique et gluante de la réplication comme si nous assistions à une seconde naissance instantanée opposée à celle habituelle, bienfaitrice et heureuse. Nancy parvient à le réveiller et tout le monde se rend compte qu’une chasse à l’homme a lieu : ils sont poursuivis par des "réplicants". Matthew hésite à détruire les clones de ses amis, moment d'hésitation significatif où il a du mal à éliminer les duplicatas de ses amis par leur troublante ressemblance. Pourtant, il n'hésite pas à détruire son clone au passage.
Si l’on en reste à une lecture superficielle, il ne s’agit que d’un banal film de science-fiction avec un aspect conspirationniste ou paranoïaque. Pourtant, derrière cette histoire, il révèle des possibilités insoupçonnées.
Tout d’abord, en pleine période écologique, des spores envahissent la Terre, se développent en de magnifiques fleurs, jetant une sorte de malédiction sur la nature. Ces jolies fleurs sont cueillies innocemment par les habitants, et c’est là justement le piège. Posées près des personnes endormies, elles tissent autour d’eux un maillage filandreux et les remplacent en un double totalement identique qui émane d’une cosse. L’idée est que ce changement s’opère à l’insu des dormeurs, les transformant en un être émotionnellement froid, n’ayant plus les réactions humaines classiques. Ils sont cannibalisés, dévorés ou vampirisés à leur insu. Vieux thème du sommeil où l’être humain perd conscience de lui-même, gouverné par un monde qu’il ne maîtrise pas, mais qui vit en lui comme un étranger.
Dévoré par son clone
Magnifique thème du double : le similaire ne se différencie plus de l’original. Il l’absorbe et pourtant, il n’est pas le même. C’est cette confusion qui est terrifiante. Ce n’est pas l’apparition de monstres qui effraye, mais l’original qui a perdu ses qualités propres, remplacé par un duplicata sans être distinct de l’original. Et cette perte se ressent par le fait que les êtres humains ont l’impression que leurs congénères ne sont plus vraiment eux-mêmes. Et plus terrifiant encore, il s’agit de leurs proches, de personnes qui vivent avec eux au quotidien et qui, brusquement, leur sont étranger. L’humain dévoré par son clone. Le livre et le film posent alors cette question cruciale : qu’est-ce qui fait que quelqu’un est réellement quelqu’un à nos yeux ? Quelle est cette singularité mystérieuse que nous avons choisie, et qui, là, disparaît au point que, tout en gardant son apparence charnelle, son identité authentique a disparu. Où est la frontière entre ce qui est humain et non-humain, entre la singularité et l’impersonnalité ?
Le thème initial met en œuvre le réel fantastique du monde. Répétons-le : ce qui est terrifiant, c'est l’ami, l’amant, la maîtresse, le voisin, etc., bref le connu et le quotidien qui deviennent étrangers, inconnus qui changent de tout au tout sans changer d’apparence. Vacillement vertigineux. Ils passent de l’autre côté sans qu’ils puissent être réellement distingués sur l’instant. Il a suffi de quelques heures pour les faire basculer entre le moment où ils fuient les mutants et celui où ils se retrouvent en adeptes poursuivant leurs proches. Gémellité des doubles. Les frères jumeaux s’entredévorant pour se perdre dans l’indifférencié.
On pense inéluctablement à la pièce d’Eugène Ionesco, Rhinocéros, dont les personnages, possédés par le désir de s’imiter et d’être semblables les uns aux autres, se transforment en rhinocéros. Se propageant à partir d’une petite ville de province, cette rhinocérocification prend de telles proportions qu’elle contamine, à l’instar d’une pandémie, le monde entier. À la fin, il ne reste plus qu’un seul homme, Bérenger, qui a décidé de ne pas capituler.
On remarque aussi la parenté avec la viralité, ici, monstrueuse qui s’empare de son hôte, le pirate de l’intérieur comme le font parfois les virus : soit en survivant dans son hôte tout en l’infectant, soit en se suicidant par la même occasion à la mort de ce dernier. Ici, il le fait de ces deux manières : il le tue en le faisant renaître totalement autre. On peut se demander à juste titre comment la Nature peut produire pareille chose. Mais comme nous sommes partie intégrante d’elle, un tel processus est global et nous n’y échappons pas. Étrange mécanisme difficilement explicable de la Nature promouvant à la fois la vie et la mort dans un même mouvement général.
Contrôle et assimilation d'autrui
Le but de ces extra-terrestres (que l’on ne verra jamais, simple prétexte à l’évidence) est de construire une société harmonieuse, sans guerre, sans conflit, sans crise économique, mais aussi sans amour et sans haine, comme pour atteindre une forme de pureté. Ce n’est pas un hasard si le film fait miroiter cette idylle où l’humain serait enfin débarrassé de l’humain. Comme ces jolies fleurs qui cachent le mal intégral derrière une apparence innocente. Quiconque est susceptible de succomber au mirage, de faire partie de la foule amicalement lyncheuse, de répudier sa personnalité et sa singularité, sa tâche, pour désigner le coupable sans jamais rien comprendre.
Tout ce qui était humain, beau et imparfait, est gommé, dénoncé, accusé par un quelconque tribunal du doigt levé. C’est dire si le thème, dans cette version, prend son envol véritable pour critiquer certes la société de consommation de cette époque qui "fabrique" des individus semblables les uns aux autres (chose encore plus vraie de nos jours !), mais tout système idéologique, religieux ou non, démocratique ou non, politico-économique qui tente d’effacer cette singularité humaine pour un mythique paradis où l’Homme deviendrait épuré de sa tâche initiale, de sa part d’ombre pour être semblable à tous les autres, délivré de son mal d’être. "La nostalgie du paradis est le désir de l’homme de ne pas être homme", a écrit merveilleusement Milan Kundera dans L’Insoutenable légèreté de l’être. On se rend compte alors que le thème a des résonances incroyables pour indiquer ce qui ruine les sociétés humaines depuis toujours.
Il y a ici un mécanisme redoutable où l’esprit humain tente d’une façon brutale ou douçâtre de s’emparer d’autrui, de l’assimiler, de le contrôler pour soit le détruire ou soit l’intégrer sans lui laisser la plus petite autonomie ou la plus petite singularité. Et pour clore le tout en étant persuadé qu’il fait cela pour le bien, de dénoncer ou de lyncher tout en désignant l’autre comme étant l’ennemi du mal intégral. René Girard a fort bien analysé tout cela à propos du désir mimétique dans son livre le plus célèbre Mensonge romantique et vérité romanesque.
La trouvaille du film est ce cri terrible comme une sale toux que les mutants lâchent en pointant du doigt l’être humain qui s’est trahi par une émotion, le désignant à la vindicte et poursuivi sans relâche. Dès lors la chasse à l’homme est ouverte… Foule mimétique où tout le monde imite tout le monde. Foule lyncheuse désignant l’ennemi supposé d’un doigt vengeur. Femmes adultérines dans La Lettre écarlate de Nathaniel Hawthorne à qui on appose une lettre rouge sur leur vêtement, religieux condamnant les athées comme dans l’ancien temps, staliniens poursuivant les religieux, les paysans ou les traîtres, jusqu'à nos jours où comme en Chine avec le système de crédit social qui affiche les mauvais individus, mis à l'écart, conspués par les bons élèves. Ou encore les tribus communautaires (féministes, LGBT, Queer, etc., autres symboles contemporains, qui s’en prennent aux êtres "dans la norme". Le thème est réversible partout et tout le temps, dépassant toutes les frontières, et chez tout le monde, car tout le monde se croit indemne ou se croit intouchable, pur. La chasse à l’homme philanthropique. Les pourchassés d’hier deviendront les persécuteurs d’aujourd’hui.
Masque
Même si le film n’est pas totalement accompli dans sa facture, il touche du doigt quelque chose d’essentiel. La version de 2007 fera valoir ce problème, mal étudié du reste dans sa narration et sa mise en scène, dans la dernière phrase du film :
"Quand la situation le demande, nous sommes tous capables de crimes monstrueux. Un monde sans cela, où toute crise n'aboutirait pas à une nouvelle atrocité, où les journaux ne parleraient ni de guerre ni de violence, serait un monde où les êtres humains ne seraient plus humains."
On comprend donc la terreur des personnes qui tiennent à garder leur singularité, mais qui se retrouvent persécutées par les bien-pensants du moment. À cet égard, le mécanisme de nos jours a été perfectionné. Il s'est renversé en son contraire puisqu'il se fait au nom du Bien, de l'amour et de l'égalité.
La suite du film est terrible. Le petit groupe est en fuite et décide de se séparer, Matthew restant avec Elisabeth. Ces derniers tentent de rejoindre l’aéroport en taxi, mais le conducteur les dénonce. Ils sont obligés de fuir à nouveau et trouvent refuge dans le bureau. Là, ils sont rapidement repérés et David Kibner et Jack les arrêtent. David leur administre un sédatif quand Matthew parvient à maîtriser son ancien ami et tue Jack.
C’est Nancy qu’il croise dans l’escalier qui leur donne la solution : ironiquement, pour passer inaperçus, les êtres humains normaux doivent imiter les mutants en ne laissant rien transparaître de leur émotion, signe annonciateur de leur future transmutation. Mais si la ruse fonctionne un moment, elle a une faille à la moindre émotion : l’image-symptôme du film est celle de cet horrible chien à visage humain qui fait sursauter Elisabeth, comme si le masque de ces mutants tombait enfin. Nancy parvient à s’enfuir, mais Matthew et Elisabeth sont à nouveau poursuivis. Ils trouvent refuge dans un camion qui les emmène dans l’usine à cosses de la ville.
Après un moment d’absence, Matthew assiste à la métamorphose d’Elisabeth dans ses bras. Son clone se relève et lui déclare qu’elle est libérée. Alors que Matthew fuit encore et encore, et parvient à saccager le hangar où sont cultivées les cosses, Elisabeth le désigne comme l’ennemi à abattre, elle qui était si gentille et si douce.
La fin est totalement dystopique. Un à un, les personnages du film ont abdiqué dans leur sommeil de leur être, de leur personnalité. Un à un, ils sont avalés, engloutis pour se transformer en un être inessentiel et impersonnel. Même Matthew, qui luttait sans relâche contre les mutants, en devient un, désignant de son doigt et de son terrifiant cri la seule personne qui est restée intègre, humaine. La dernière image où on le voit, doigt tendu et beuglant, la caméra se resserrant sur son visage puis sur sa bouche, est une image cinématographique horrifique, toujours présente à ma mémoire, et qui fait référence à la plus vieille pulsion humaine qui détruit toute civilisation.
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