« Yoga » le livre best-seller d’Emmanuel Carrère
« Yoga » d’Emmanuel Carrère est l’autoportrait cash d’un écrivain qui vit les montagnes russes : méditation Vipassana, passion amoureuse, dépression bipolaire, karma yoga sur l’île de Léros… Fort, pulsionnel, vertigineux. Vient de sortir le livre audio. On attend impatiemment l’adaptation cinématographique.
J’ai été bluffée par Yoga (édition P.O.L), le dernier livre d’Emmanuel Carrère. Un autoportrait cash, poignant, tout sauf apaisant, où le narrateur oscille entre joie, passion et désespoir. Dès sa sortie des amis m’ont dit : « Corine, il faut absolument que tu lises Yoga ! » Et pour cause, je suis journaliste, et en même temps, professeur de yoga. Vite, lent, vite, lent : j’ai pris mon temps. Titre accrocheur, ce roman de 400 pages est en tête de gondole dans les librairies, se vend beaucoup (environ 200 000 exemplaires écoulés à ce jour). Il fait écho à une pratique « à la mode », ou plus exactement à une tendance de fond avec 2,6 millions d’adeptes du yoga en France.
Emmanuel Carrère, qui pratique le yoga depuis plus de trente ans, souligne qu’il ambitionnait d’écrire « un petit livre souriant et subtil sur le yoga qui pourrait être utile à plein de gens, car derrière ce que l’on peut prendre pour de la gymnastique se cache une exploration, et en principe, une transformation de la conscience ». En effet, le yoga est bien plus que l’enchaînement de postures (asana), de respirations (pranayama) sur un tapis ; c’est une philosophie de vie 24 heures sur 24. De son propre aveu, l’écrivain reconnaît lors de ses interviews qu’il n’est pas le meilleur exemple pour cette discipline : « Je suis pathétiquement névrosé, ni sage, ni serein. J’aime la phrase de Lénine disant : « Il faut travailler avec le matériel existant, boiteux, misérable. » »
Il n’a pas réussi à écrire le guide du yogi intelligent, apprenti au long cours. Son registre n’est pas celui de l’écriture d’un nième livre de développement personnel. Mais l’auteur aux origines géorgiennes est familier du roman autobiographique, puisant son inspiration dans un ego qu’il juge « encombrant, despotique ». Il nous fait vivre avec lui les montagnes russes. Juxtaposition de confidences poignantes, télescopage d’anecdotes cocasses, images poétiques, Yoga est un livre fort, pulsionnel, vertigineux sur le dur métier de vivre.
Explorer le fond de ses narines
Dans la première partie de Yoga, l’écrivain raconte avec bienveillance et humour son stage de méditation Vipassana, en janvier 2015, dans le Morvan, pendant 10 jours. Vipassana, c’est le graal des chercheurs d’éveil (samadhi), des curieux et des gens un peu paumés qui ont déjà essayé beaucoup de choses. « Vous êtes venu ici pour faire une opération chirurgicale de votre esprit », disait feu S.N Goenka, le vieux maître birman qui est la référence de la méthode Vipassana.
Emmanuel Carrère s’est engagé à méditer dans un immense hangar 10 heures par jour, à respecter le Noble Silence avec ses acolytes, à dormir dans une chambre monastique. Pas de téléphone, pas de livres, pas de notes pour transcrire son expérience. Objectif : faire le grand vide, plonger à l’intérieur de lui-même, mieux savoir qui dit : Moi ! moi ! moi !
Il est assis sur un zafu (petit coussin dur de méditation) devant une muraille de dos dressés, immobile sous une couverture bleue : les vritti ou fluctuations de son mental vont bon train. « J’ai beau respirer calmement, et explorer le fond de mes narines le petit manège continue à tourner », observe-t-il avec humilité.
Puis, le récit prend une tournure plus dramatique. Le méditant interrompt ses levers matinaux à 4H30, prévenu de la tragédie de l’attentat de Charlie Hebdo. On lui demande de prononcer quelques mots lors de l’oraison funèbre d’un proche, l’économiste écrivain Bernard Maris. Samsara, la roue des bonheurs et des souffrances de l’existence, tourne. La vie est Impermanence, notion chère aux bouddhistes.
Yoga est construit autour de l’aspiration à l’unité, former un avec le cosmos. Pourtant, malgré lui, Carrère vit la dualité. Il ne sait pas encore qu’il est bipolaire. Alors qu’il est supposé heureux avec sa femme depuis une dizaine d’années, ses démons ressurgissent, se déchaînent. Il est happé par une passion avec « la femme aux gémeaux » qu’il retrouve à intervalles réguliers dans un hôtel d’une ville de province. « Je n’ai jamais connu personne aussi intimement que cette inconnue. » Sa double vie le met en danger, le chasse pour toujours de son enclos. L’auteur souligne : « La littérature, enfin la littérature que je pratique : c’est le lieu où l’on ne ment pas. »
Très loin de l’état naturel, bio, planant du yoga
Soudain, le récit bascule sur sa violente dépression qui le cloue sur un lit de l’hôpital Sainte-Anne. Le lecteur a sauté quelques pages ? Non, une gigantesque ellipse narrative cache le naufrage de son mariage. « Je dois dénaturer un peu, transposer un peu, gommer un peu, surtout gommer, parce que je peux dire sur moi tout ce que je veux, y compris les vérités les moins flatteuses, mais sur autrui, non », explique-t-il.
A près de 60 ans, Emmanuel Carrère est diagnostiqué « bipolaire de type II », une foutue maladie qui toucherait 1,3 millions de Français. Un gros traumatisme, comme par exemple, un divorce peut être l’événement déclencheur qui fait découvrir des troubles bipolaires. Lithium, shoots massifs de kétamine, électroconvulsivothérapie (ECT). Bref, c’est l’artillerie lourde, de la haute chimie psychiatrique. On est loin, très loin de l’état naturel, bio, planant du yoga.
Carrère plonge dans une effroyable souffrance et réclame l’euthanasie. « On continue à ne pas mourir, mais le cœur n’y est plus. » Chapeau l’artiste, il fallait oser rendre publique cette descente aux enfers. Mais en parlant de lui, l’homme nous renvoie à nos fragilités, à nos souffrances. Et si la philosophie orientale pouvait ralentir, mais ne pas éradiquer le manque de sérotonine, les dérèglements de la chimie d’un cerveau ? Des questions qui planent au-dessus de nos têtes à l’heure du coronavirus, de l’enfermement de chacun dans sa bulle. Sommes-nous psychologiquement assez solides pour affronter les confinements répétitifs de la Covid-19 ? Y-a-t-il assez de lits dans les hôpitaux pour accueillir les personnes suicidaires ?
Changement de décor : Carrère part faire son karma yoga (action désintéressée) sur l’île grecque de Léros. Il fréquente de jeunes migrants empêtrés dans un malheur conjoncturel, les fait rire, leur apprend le tai-chi. Il va mal, lui c’est structurel, mais il danse La Polonaise héroïque de Chopin avec une Américaine au bout du rouleau.
Ce n’est pas un reportage bricolé avec des moments d’humanité, mais un morceau de vie crue où Emmanuel nous entraîne dans ses errances, ses réflexions. La vraie question, ce n’est pas le bonheur, mais le destin de chaque individu. Comment s’accommoder de son origine géographique, familiale, de son héritage génétique sans trop souffrir ? Les scènes sont émouvantes, drôles, parfois burlesques, souvent très visuelles. Il y a du matériau pour un film magnifique par l’auteur réalisateur scénariste de ses propres romans comme L'adversaire, La Classe de neige, Retour à Kotelnitch, La Moustache.
Contorsions entre réalité et fiction
Yoga et ses montagnes russes enchante la majorité de nos confrères qui jugent le livre « bouleversant », « lumineux », « fascinant » sauf quelques écrivains-journalistes chagrins. Alors que L’Académie Goncourt avait sélectionné Yoga dans sa première liste, la journaliste Hélène Devynck a menacé son ex-mari d’un procès. Au roman Yoga, qui fait des contorsions entre réalité et fiction, se superpose l’histoire réelle, tragique du couple. Divorcée depuis mars 2020, l’ex-épouse a exigé de relire le manuscrit avant publication, par avocats et huissiers interposés. Cet accord a permis la sortie du livre fin août, mais dans une lettre ouverte dans Vanity Fair, le 29 septembre dernier, la journaliste n’a pas lâché l’affaire : « Emmanuel et moi sommes liés par un contrat qui l’oblige à obtenir mon consentement pour m’utiliser dans son œuvre. Je n’ai pas consenti au texte tel qu’il est paru. »
Tous deux s’apostrophent par magazines interposés. Le buzz médiatique rajoute aux ventes fleuve de ce roman-samsara. Paul Otchakovsky-Laurens, l’éditeur de Carrère depuis 35 ans, lui qui était très amoureux, ne voulait pas mourir, a quitté la vie sur une petite route de Guadeloupe, en 2018. Il n’est pas là pour applaudir, pas là non plus pour consoler son ami. Carrère a coupé son nom, mais il n’a pas coupé suffisamment de pages dans sa dernière œuvre.
Il est poignant le yogi écrivain qui ressemble de plus en plus à un bonze sous des airs d’éternel jeune homme romantique. Le jury du Goncourt ayant peu de goût pour la polémique, Yoga a été évincé de la seconde liste. Le fils d’Hélène Carrère d’Encausse ne sera pas auréolé de la récompense littéraire suprême. Mais avec Yoga, Carrère peut tutoyer Houellebecq. Sérotonine (un titre aussi bien senti, décidemment) est un excellent roman, sans espérance, sans recettes pour aller mieux. Yoga, lui, montre une voie spirituelle, offre la lumière au bout du tunnel. Finalement, ce roman, qui parle de bien d’autres choses que du yoga, est un livre sur le yoga. Namasté.
Yoga d’Emmanuel Carrère, P.O.L, 22 €
Yoga, livre audio, lu par Thibault de Montalembert, Gallimard, (18,99 € en version numérique), (21, 90€ en CD)
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