Juin 1954, Hélène et Pierre Lazareff racontent l’URSS (VIDEO)
Le mercredi 30 juin 1954, le titre principal de la Une de France-Soir porte sur les négociations concernant la Communauté européenne de défense (CED) et l’éventualité de la création d’une armée européenne.
"Mendès: Premiers entretiens sur l’armée européenne", titre le journal, évoquant les négociations du président du Conseil Pierre Mendès-France avec les représentants politiques français et ses partenaires européens. La France, deux mois plus tard, dira un non définitif à cette CED.
Outre ce sujet diplomatique, trois photos illustrent la Une, portant sur des sujets plus légers. La première est surmontée du titre suivant: "Elizabeth, Philip et Margaret ont accueilli à Londres le roi et la reine de Suède".
Sur les deux autres, on constate que "pour fêter ses dix ans de métier, Luis Mariano est devenu receveur de la RATP" et, plus bas dans la page, on apprend qu’"en présence de Olivia de Haviland, Claude Dauphin a remis à Louis Jourdan le ’Donaldson Award’, récompense décernée au meilleur acteur de Broadway".
Mais le plus intéressant de cette Une de France-Soir se situe sur toute la colonne de droite, sous le titre "L’URSS à l’heure Malenkov. Ce que nous avons vu et entendu en Union soviétique. Par Hélène et Pierre Lazareff".
Pierre Lazareff, qui a fondé France-Soir en novembre 1944 avec Robert Salmon (en prenant la suite de Défense de la France), et son épouse Hélène Gordon-Lazareff, qui a créé le magazine Elle en 1945, sont deux bêtes de presse.
Ils ont l’occasion, en cette année 1954, d’effectuer ensemble un des premiers grands reportages dans l’URSS de Gueorgui Malenkov, le successeur de Joseph Staline décédé en 1953.
"Voici l’histoire de ce reportage", titre le journal dans cette colonne de droite de première page.
"Depuis la Libération, France-Soir a toujours une demande de visa déposée en permanence pour un de ses collaborateurs à l’ambassade soviétique.
"Le premier parmi les journaux français, et une première fois, il l’obtient rapidement: Claude Blanchard, envoyé spécial de notre journal, partit pour Moscou avant même que la guerre fût terminée.
"En septembre 1945, à la première escale de son voyage de retour, il nous câblait pour dire qu’il nous rapportait un ’excellent reportage’. Mais l’avion qu’il reprenait aussitôt après, le 16 septembre 1945, tombait, quelques heures plus tard, dans la Méditerranée, au large des côtes de Malte, et il périt dans ce tragique accident.
"Claude Blanchard, qui a été réduit au silence par le destin, avait été le premier journaliste français, non communiste, autorisé à pénétrer en URSS.
"De 1945 à 1950, il n’y en eut plus d’autre.
"Pourtant nous sollicitâmes ce droit pour plusieurs de nos collaborateurs. A l’ambassade soviétique, on ne vous dit jamais non. On vous dit: ’Nous avons fait parvenir votre demande à Moscou’, puis ’Nous attendons une réponse’, puis ’Toujours pas de réponse, patientez…’, puis ’Nous attendons toujours… Faites comme nous’.
"Brusquement, en mars 1950, nous apprenions que la demande de visa déposée pour Michel Gordey nous était accordée. Michel Gordey partit aussitôt et nous rapporta cet éclatant témoignage, ’Vivez deux mois heure par heure en URSS’, qui devait avoir, dans le monde entier, un si grand retentissement grâce au talent d’observateur et à la parfaite objectivité de son auteur.
"Aussi est-ce pour Michel Gordey que nous avions ensuite, à plusieurs reprises, demandé à nouveau un ’visa pour Moscou’, de 1950 à 1954, sans jamais qu’on nous le refuse mais sans jamais l’obtenir.
"Au mois de mars dernier, le gouvernement soviétique fit savoir à notre gouvernement par le truchement de l’ambassade qu’il serait heureux que des journalistes de la presse ’bourgeoise’ accompagnent la Comédie-Française lors de son voyage en URSS. Nous en avons profité pour rappeler la demande de visa de Michel Gordey".
La suite, c’est Hélène Lazareff, fille d’immigrés russes, qui la raconte: "Dans le même temps, je demandais également un visa pour les magazines féminins que je dirige: Elle et le Nouveau Fémina.
"Comme Michel Gordey, je parle parfaitement le russe. C’est un grand avantage pour faire un reportage dans n’importe quel pays que de connaître sa langue et de pouvoir lire ce qu’on y imprime. C’est un plus grand avantage encore dans un pays où, sans cela, on ne peut pratiquement rien faire sans passer par des organisations et des interprètes officiels.
"On m’avait dit, cependant, que c’était un obstacle presque rédhibitoire pour obtenir le droit de franchir les frontières soviétiques. Pas si rédhibitoire puisque, le 3 avril, le consulat de l’URSS me fit savoir que je pouvais venir chercher immédiatement mon visa. (…).
"Le consul qui, dans le charmant petit hôtel particulier que le consulat occupe place Malesherbes, apposa le fameux visa sur mon passeport, me souhaita gentiment bon voyage et me demanda pourquoi mon mari ne m’accompagnait pas. L’idée me parut excellente : du bureau même du consul général, je téléphonai à France-Soir’’.
La conclusion de cet article d’explication revient à Pierre Lazareff: "Je n’avais pas songé un instant à ce voyage. Je ne sais pas le russe. Je me doutais (et j’ai pu constater sur place combien j’avais raison) que le fameux rideau de fer devait être encore beaucoup plus rigoureux à l’intérieur de la Russie qu’à l’extérieur pour ceux que la barrière de la langue rend étroitement tributaires des organismes de tourisme ou de propagande.
"Mais lorsque le consul m’affirma que si je demandais mon visa, je l’obtiendrais dans un temps record, j’acceptai tout de suite; j’étais assuré, au cours de ce voyage, d’entendre, par les oreilles de ma femme, parler les Russes de l’Ere Malenkov An 1".
En milieu d’article, une carte détaille le voyage des époux Lazareff, avec ses différentes étapes (Moscou, Stalino, Kharkov, Koutaïs, Soukoumi , Tiflis, Adler, Sotchi, Leningrad, Moscou) et les moyens de transport (avion, train, auto).
Tous deux, après avoir suivi la Comédie-Française, resteront plusieurs jours en URSS, se rendant au Caucase, en Géorgie et sur les bords de la mer Noire. Ils publieront plus tard dans un livre, L’URSS à l’heure Malenkov (Ed. de la Table ronde), ce grand reportage tiré de ce "voyage sans ’tuteur’, conversation sans témoin".
En ce 30 juin 1954, France-Soir commence donc la publication du reportage, qui durera plusieurs épisodes. L’encadré de bas de page invite le lecteur: "Lisez, à partir d’aujourd’hui en page 2, la grande enquête d’Hélène et Pierre Lazareff".
Et le journal ajoute: "Vous pourrez, ensuite, leur poser des questions d’intérêt général sur les points qu’ils n’auront pas abordés dans leurs articles. Dans la mesure où ils possèderont les éléments qui leur permettront de vous répondre, ils le feront dans les colonnes de France-Soir".
Le quotidien de Pierre Lazareff –"le plus fort tirage et la plus forte vente de tous les journaux français", dit son sous-titre– n’aura pas attendu Internet, Facebook ou Twitter pour être interactif avec ses lecteurs.
(Voir ci-dessous un portrait de Pierre Lazareff dans les archives de l’INA en 1972):
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