Ekaterina Derzhavina : l'art peut-il transmettre le concept de la victoire ?
Dans notre série "l'art peut-il transmettre le concept de victoire ?", après Scarlatti avec Scott Ross et Verdi avec Riccardo Stracciari, voici l’une des muses de Josef Haydn, le professeur moscovite Ekaterina Derzhavina.
Née à Moscou, le professeur Ekaterina Derzhavina a commencé à jouer du piano à l’âge de six ans. Après des études à l’Académie Gnessin auprès de Yuri Polunin, Valeria Polunina et Vladimir Tropp, elle y enseigna le piano entre 1993 et 2006. Depuis 2003, elle enseigne au célèbre Conservatoire Tchaïkovsky de Moscou. Se consacrant surtout à l’enseignement, elle a donné des "master-classes" aux États-Unis, au Japon, au Canada, au Royaume-Uni, en Nouvelle-Zélande, en Allemagne et en Russie. En tant qu’interprète, elle a également été invitée sur tous les continents, tandis que ses enregistrements ont reçu de nombreuses distinctions, dont en France, le Choc du Monde de la Musique pour les Variations Goldberg de Bach (1999) et le Diapason d’or (2009) pour son enregistrement d’œuvres de Nikolaï Medtner. Le professeur Derzhavina a plus particulièrement enregistré toutes les sonates de Josef Haydn, avec le studio Profil en Allemagne (prix Choc de Classica 2016) et toutes les variations d'Haydn en 2019, ainsi que de nombreuses œuvres pour piano de Nikolaï Medtner.
Moscou, le 19 avril 2022 :
1/ Professeur Derzhavina, cela fait 20 ans que vous enseignez au Conservatoire de Moscou en sus d’une carrière d’interprète, surtout en Europe occidentale. Votre Conservatoire, fondé en 1866, s’avère être une véritable pépinière de compositeurs et interprètes, n'est-ce pas ?
En effet, l’histoire du Conservatoire de Moscou, que fonda Nikolaï Rubinstein, est glorieuse. Si chacun peut facilement trouver des informations à son sujet, je vais quand même citer Pyotr Tchaïikovsky qui y enseigna depuis sa fondation jusqu’en 1877. Son élève Sergueï Taneyev, qui y enseigna à partir de 1878 et en a été le directeur pendant longtemps, y créa un système d’éducation excellent et très équilibré. On compte parmi ses élèves Sergueï Rachmaninov, Alexander Scriabin, Nikolai Medtner, Anatoly Alexandrov, Alexey Stanchinsky et tant d’autres qui ont fait la fierté de la musique russe pendant "l’Âge d’argent", période florissante de notre histoire culturelle s’il en est.
Le Conservatoire de Moscou invitait aussi des professeurs étrangers, tels Feruccio Busoni à la fin du 19ème. Au 20ème, le Conservatoire connut la célébrité mondiale grâce aux interprètes qu’il forma : Heinrich Neuhaus, Vladimir Sofronitsky, Maria Yudina, Emil Guilels, David Oistrakh, Mstislav Rostropovitch.
Pour ma part, j’enseigne dans une faculté assez récente : celle de l’Art de l’interprétation historique et moderne, que créa il y a 25 ans le merveilleux pianiste/claveciniste Alexeï Lubimov.
Notre faculté souhaite élargir l’idée du répertoire "traditionnel" (désigné par convention comme allant de Bach à Hindemith) dans les deux sens : y englober la musique ancienne depuis les 15ème et 16ème siècles, et puis aussi la musique contemporaine. Cela va sans dire que nous apprenons à jouer sur un instrument ancien. Mais l’un des aspects singuliers de notre faculté est que chaque élève apprend à travailler tant avec les nouveaux instruments qu’avec les anciens. Dans la division « clavier », nos élèves apprennent à travailler sur clavecin, Hammerklavier (pianoforte) et piano moderne, leur permettant de creuser les styles et traditions d’époque. Nous nous efforçons aussi d’intégrer à leur répertoire des compositeurs dits de « second plan », mais qui néanmoins ont marqué l’environnement de leur époque, c'est-à-dire intégrer l’étude de Dussek, Hummel, Clementi ou Neukomm, par exemple, à côté de celle de Mozart ou Beethoven.
2/ Haydn, plus jeune, a été le valet du compositeur napolitain Nicola Porpora, dont il dit avoir appris les véritables bases. Il se référait peut-être aux exercices de partimento qui renaît à notre époque grâce, en partie, au pédagogue suisse de la musicienne prodige anglaise, Alma Deutscher. Qu’est-ce que le « partimento » ?
Le partimento est un exercice d’apprentissage pour l’harmonisation de la basse. La ligne de basse (la voie la plus grave dans la polyphonie) est la fondation d’une composition. Imaginez n’avoir que la ligne de basse et avoir à improviser la composition de A à Z sur ce fondement. Il y avait naturellement des « formules » typiques (des « schémas ») dans la ligne de basse, et des règles pour son harmonisation et la conduite des voix.
Apprendre le partimento est le pilier de toute bonne éducation musicale, et c’est ce qu'Haydn étudia auprès de Porpora. Par la suite, l'autodidacte qu’il était se plongea dans les ouvrages de Carl Philipp Emmanuel Bach et Johann Mattheson. Pour quiconque veut étudier la musique, le partimento est un exercice de la plus grande utilité, alors que depuis le milieu du 20ème siècle, nous n'y prêtons qu'une attention insuffisante.
Dieu Merci, ces exercices reviennent à la mode, peut-être en raison de la popularité de la musique baroque. Dans de nombreuses œuvres de musique de chambre baroque, la partie clavecin est notée dans la technique basso continuo : le claveciniste ne voit que la ligne de basse affublée de chiffres exprimant les intentions harmoniques du compositeur, et l’interprète doit inventer (idéalement, improviser) le corps de l’œuvre.
D’origine italienne, les exercices de partimento se sont intégrés à l’éducation musicale partout en Europe, où ils en formaient la base ; ainsi je vois mal comment on chercherait à cantonner leur influence à telle ou telle école nationale, par exemple autrichienne.
Quant à la compositrice Alma Deutscher, la jeune fille est pleine de talent et je suis avec beaucoup de sympathie ses progrès.
3/ Et l’influence de Carl Philipp Emmanuel Bach sur Haydn ?
On fait souvent état de l’influence de Carl Philipp Emmanuel Bach sur Haydn ; il est vrai que ce dernier tenait en haute estime le manuel de son aîné « Du véritable art de jouer les instruments à clavier », parmi les meilleurs de son temps. Cependant — et c’est l’interprète qui vous parle plutôt que la musicologue, par leur esprit, leurs sentiments et humeurs les compositions d'Haydn ont peu en commun avec celles de Carl Philipp Emmanuel Bach, et bien plus avec les Italiens. En rencontrant pour la première fois les sonates pour clavier de Giovanni Benedetto Platti, j’ai été d’emblée frappée par leur grande ressemblance avec les premières sonates d'Haydn ! Haydn n’est pas un Allemand, ce n’est pas un homme du Nord.
4/ Le principe de « conduite des motifs » ou Motivführung en allemand, n’est pas explicite dans l’école napolitaine. Qu’est-ce qu'un Motiv ? Qu’apporte de plus ce principe comme outil de composition ?
Le terme Motivführung est une invention bien plus tardive — nous la devons à Norbert Brainin, qui en parle 250 ans plus tard ! Norbert Brainin (fondateur du Quatuor Amadeus, ndlr) a inventé le terme pour décrire le principe de développement du matériel musical, manié par les compositeurs de l’école classique viennoise. « Motiv » (un motif) est la plus petite parmi les idées musicales, un fragment d’une mélodie plus étendue (thème). Ce « Motiv » peut être transformé sur le plan harmonique ou mélodique par la "Motivführung", il peut apparaître dans une clef mineure plutôt que majeure (ou vice-versa), mais il sera toujours reconnaissable.
En règle générale, le principe sera déployé dans la section centrale de la forme sonate, le "development" (ou “Durchführung” en allemand) ; cette section fait suite à l’exposition où tous les thèmes sont présentés. Dans le développement, le compositeur va souvent « expérimenter » avec les motifs qu’il a choisis.
Pour définir ce principe, je préfère l’exactitude du terme “Motivarbeit”, travailler avec des motifs, plutôt que “Motivführung”. Un tel travail sur les motifs fait surgir des moments dramatiques dans la musique, une perception de conflit et de tension. Ses racines sont allemandes, car cela engage l’intellect et l’analyse musicale. De fait, dans ses fugues, Bach était déjà à l’œuvre au moyen de ce principe. Dans les œuvres surtout tardives d'Haydn, le principe apparaît avec toujours plus d’insistance, comme chez Beethoven. C’est moins présent chez Mozart, qui était mélodiste (comme Schubert). La musique de Mozart se réduit souvent à un kaléidoscope de mélodies célestes avec lesquelles — soyez indulgents si je force le trait ici — il ne travaille à fond qu’occasionnellement.
5/ L’école dite « russe » de piano prend des sens différents selon les gens. Pour certains, c’était un épiphénomène de la Guerre froide, les États-Unis et l’URSS s’affrontant par piano interposé. Pour d’autres, c’était la lutte pour s’emparer techniquement du piano de concert moderne, mastodonte pourtant essentiel à des compositions comme celles de Brahms. Quid des grands pédagogues moscovites dont nous ignorons tout ?
Encore une fois, pour ma part, il n’y a pas d'« école russe ». Nous avons des musiciens qui ne ressemblent pas et qui entretiennent sur la musique, sur les principes esthétiques et techniques, sur leur répertoire respectif de prédilection, des opinions qui ne se ressemblent pas non plus.
On entend beaucoup de clichés sur cette « école russe ». Il est toutefois indiscutable qu’une fois les Concours internationaux devenus pratiquement l’unique voie royale pour faire carrière, ce qui introduisait un élément de compétition sportive à l’art du musicien, la surenchère technique a commencé à peser dans les priorités de l’État.
Le devant de la scène a été alors occupé par des pédagogues qui formaient leurs élèves à jouer tout correctement, le sans-faute, et à épater la galerie par la vélocité. Seuls de tels pianistes étaient sélectionnés pour se présenter aux Concours internationaux. En URSS, les frais de voyage étaient payés suite à une pré-sélection en deux ou trois tours, suite à quoi les vainqueurs se voyaient attribuer un visa de sortie. Ai-je besoin d’ajouter que les musiciens les plus intéressants n’avaient aucune chance de percer ?
Lors de tous ces Concours internationaux, que ce soit par le passé ou encore de nos jours, le Saint des Saints est de ne pas faire d’erreur, mais au moins, les musiciens des autres nations avaient le droit de concourir ! À l’époque soviétique tardive, les candidats soviétiques qui avaient réussi le processus de pré-sélection donnaient à entendre au monde un jeu qui était du sans-faute, rapide et puissant. On s'est mis à l’appeler l’« école russe », ce qui est parfaitement absurde.
Ceci dit, un aspect qui caractérise véritablement l’école russe du clavier est le cantabile ! Depuis l’enfance, nous avons appris qu’il faut entendre le piano chanter. Le cantabile était fondamental dans les méthodes d’enseignement du piano dans la première moitié du 20ème siècle. Un exemple idéal d’un jeu « chantant » était Konstantin Igumnov, et puis le formidable Oleg Boshniakovitch, mort en 2006.
Quant aux grands pédagogues moscovites pendant la Guerre froide, j’ai cité Heinrich Neuhaus, dont Sviatoslav Richter, Emil Guilels, Igor Zhukov ont été les élèves. Les mélomanes européens découvrent désormais d’autres musiciens qui leur étaient inconnus en raison du Rideau de fer. Les grands Samuel Feinberg (très bon compositeur aussi), Anatoly Vedernikov, Yakov Flier, Lev Oborin, Yakov Zak… et tous ne sont pas issus du seul Conservatoire de Moscou !
À l’Académie Gnessin (ancien Institut Gnessin, fondé en 1895, ndlr), travaillaient des merveilles comme Theodor Gutman, Alexander Satz, Yuri Petrov. Ce dernier était également un scientifique et musicologue de renom, auteur d’ouvrages de référence sur Johann Sebastian Bach et Domenico Scarlatti.
Il faut bien le reconnaître : dans les systèmes autoritaires « fermés », dépourvus de liberté politique, les artistes, sur lesquels pèsent d’énormes pressions, font tout pour résister et la culture prend alors un grand essor (quel paradoxe, car c’est peut-être grâce à cette résistance précisément !) J’ai encore le souvenir de maints aspects positifs : les artistes en URSS s’efforçaient de se soutenir mutuellement, la concurrence était peu agressive, comparée à notre époque. En URSS, il n’y avait pas de technologies de relations publiques, aucune publicité ou presque était faite pour les récitals, mais dès qu’un artiste significatif allait se produire, tout le monde savait où et quand. Les avis des professionnels étaient appréciés. Inutile de louer cette époque comme si c’était le paradis, car c’est loin d’être le cas ; toutefois des choses importantes ont été perdues depuis.
6/ Le regretté Paul Badura-Skoda était tout dévoué au pianoforte. Qu’en pensez-vous ? Le pianoforte propose des registres distincts, contrairement au piano moderne, à l’exception des Fazioli ou des Bösendorfer plus anciens. Est-ce une difficulté quand on veut interpréter les œuvres de Josef Haydn ?
En effet, j’ai travaillé sur pianoforte. Aucun n’est identique. À l’époque où ils ont été inventés, l’expérimentation était la règle. Avant de jouer en public sur un pianoforte, il faut répéter pendant un bon moment pour s’y faire, alors qu’avec le piano moderne, 30 minutes suffisent. Quant aux salles de concert, en de bonnes conditions acoustiques, le pianoforte va porter dans des salles jusqu’à... disons 500 personnes. Le détail sera cependant perdu dans de très grandes salles — et de toute façon, le répertoire d’un compositeur tel Josef Haydn ne peut convenir à de telles salles, quel que soit l’instrument sur lequel on joue.
Je me passionne pour les pianofortes, car chacun possède son propre timbre ; chacun produit des tons aux couleurs singulières ; chaque instrument surprend, au point que l’on s’imagine converser avec un être humain, ce sont des âmes qui ont une vie. Or, l’uniformisation a marqué les progrès de la manufacture des pianos, et les divers facteurs de piano se ressemblent beaucoup plus désormais. Jouer sur les instruments anciens signifie confronter des défis, car chaque instrument vous suggère tel ou tel détail dans l’interprétation, que ce soit dans les tempi, la dynamique, l’agogique. C’est fascinant de découvrir que notre approche à une composition musicale puisse dépendre de l’instrument !
Dans le genre piano moderne, je n’affectionne pas le Fazioli… son ton est assez plaisant et d’un point de vue mécanique, on y retrouve un certain confort de jeu, mais c’est assez pauvre au niveau des couleurs. Je préfère de loin le Bösendorfer. Je dirais même que je les adore ; ils ont une chaleur, une amabilité qui se compare aux vieux Bechstein. Néanmoins, j’ai enregistré du Haydn sur un excellent piano Steinway (dans le studio SR) ; on peut fort bien jouer du Haydn sur de tels instruments. Ceux qui ont entendu l’enregistrement sans savoir d’avance sur quel l’instrument je jouais, ont exprimé leur étonnement quand on leur a dit que c’était un Steinway moderne. Ce dernier présente certes des problèmes, mais aussi des opportunités. Tout dépend de l’interprète et de la façon dont il les confronte. Éviter le lourd, le « clinquant », mais profiter de toutes les couleurs que permet le Steinway. Et jouer avec une articulation nette est faisable quel que soit l’instrument !
7/ Les œuvres de Josef Haydn sont rarement jouées en Occident. Les pianistes tendent à les considérer comme insuffisamment « spectaculaires »… Or, votre technique vous permettrait de tout jouer, tandis que votre position à Moscou est influente. Vous auriez acquis la célébrité en jouant… autre chose. Pourquoi le choix d'Haydn ?
Josef Haydn est notablement sous-évalué. L’erreur capitale du pianiste est de vouloir en faire « un autre Mozart ». Les pianistes souhaiteraient que ses compositions soient « un long fleuve tranquille » mais elles ne le sont pas ! Haydn est l’homme de l’inattendu : brusques changements mélodiques, harmoniques, rythmiques, structures qui n’ont rien de « carré », sans fin dans l’inventivité des formes. Plutôt que de souligner ces éléments, moult pianistes cherchent au contraire à les couvrir ! Aboutissant au stéréotype déplorable qui entoure sa musique, alors qu’elle est tellement vraie, et d’une telle fraîcheur. Elle peut provoquer le rire aussi bien que les larmes !
Serais-je devenue plus célèbre en interprétant Liszt ? Aucune idée. Tant de pianistes le jouent et pour beaucoup, mieux que je ne le pourrais. Je m’occupe de ce qui m’attire et de ce que je pense pouvoir faire mieux qu’un certain nombre d’autres musiciens. Ma motivation est limpide : Haydn, je l’aime. Tout comme j’aime la musique de Nikolaï Medtner qui est aussi sous-estimé et que j’interprète souvent. Si Josef Haydn vit toujours dans l’ombre de Mozart, Medtner est dans l’ombre de Rachmaninov (qui par ailleurs l’estimait et l’admirait !) Est-ce la soif de justice qui m’anime ? Est-ce cette soif qui fait que je voudrais que les multitudes apprennent à connaître ces grandes œuvres trop rarement jouées ?
8/ Est-ce vrai que les œuvres d'Haydn sont techniquement aisées à jouer ?
La musique de Josef Haydn est fort agréable à jouer ; tout dépend de qui la joue, et de ce que celui-ci veut en faire. D’aucuns, très à leur aise dans un concerto de Rachmaninov, se débattent avec l’articulation nette et le brillant des ornements d'Haydn. Dès qu’il s’agit de faire ressortir certains détails clairement, des difficultés techniques sont susceptibles d’affleurer.
9/ La pensée d'Haydn est la quintessence de la tonalité. Or, le fil a cassé après Brahms. Sommes-nous « au bout du rouleau » de la tonalité ? Ou la tonalité est-elle innée à l’Homme ?
Question ardue, à laquelle le chef d’orchestre Leonard Bernstein a consacré un cycle de conférences à l’Université de Harvard…
Peut-on vraiment dire que le fil est coupé ? Nombreux sont les compositeurs du 20ème siècle qui écrivaient de la musique tonale et qui arrivaient toutefois à exprimer les idées qui leur étaient propres, des idées nouvelles, dans ce « vieux langage », tels Medtner ou Rachmaninov. Le poète Boris Pasternak disait bien que si l’artiste a un message à transmettre, qu’importe le langage qu’il utilise, il sera transmis.
De toute façon, ce que nous avons l’habitude d’entendre comme « tonalité » n’apparaît pas avant le 15ème siècle. Quoiqu’il existât bien avant une façon similaire de penser, d’organiser les tons musicaux. Cela semble être — du moins dans la culture européenne — la façon naturelle de penser. Il est notable que nombreux sont les compositeurs avant-gardistes du 20ème siècle qui revinrent à la « nouvelle simplicité », tels Valentin Silvestrov ou Andrey Volkonsky.
Arnold Schönberg, qui inventa le dodécaphonisme à la fin du 19ème et au début du 20ème siècle, est revenu à la tonalité à la fin de sa vie. Desserrer l’étau de la tonalité semble avoir été un processus naturel au tournant du 20ème siècle. Simultanément, la musique a pris des chemins divers et variés, du jamais vu dans l’histoire. Tout ce que je puis affirmer est qu’aucun système visant à organiser les tons selon un schéma artificiel ne survivra longtemps. Quoi qu’il en soit, et de tous points de vue, nous sommes vraisemblablement arrivés à la fin du système !
10/ Le rock, la techno, la Country-Western, etc. et l’industrie du divertissement de Hollywood repose sur le culte de la personnalité. Haydn, par contre, s’attend à ce que l'on interprète reste discret et en arrière-plan. Quelle latitude pour l’interprète d’un compositeur aussi habile que Bach ou Haydn ?
Le culte de la personnalité n’est pas le seul produit de la pop-music ou de Hollywood. Au fur et à mesure de l’histoire de l’art, la notion de personnalité a revêtu un poids toujours plus important.
La revendication de l’artiste en faveur de sa propre indépendance, son indépendance vis-à-vis des autorités en place, qui émergea avec les figures de Mozart et Beethoven, en est un marqueur. D’énormes chamboulements ont eu lieu. Au début du 19ème siècle apparut la profession nouvelle d’interprète. Auparavant, le terme « musicien » désignait celui qui jouait et qui composait aussi ; les créateurs des œuvres les jouaient eux-mêmes.
Pratiquement aucune indication interprétative ne figurait sur les partitions, puisque les règles d’exécution étaient connues de chacun. La tradition voulait que l’on ajoute des éléments à la partition — des ornements, des variations sur la mélodie. La partition n’était pas figée, puisque le compositeur prenait en compte que l’interprète allait nécessairement y apporter sa pierre à l’édifice.
Nous venons de voir la notion de basso continuo. La ligne mélodique étant transcrite sous forme « squelettique », le compositeur invitait son interprète à intervenir dessus, avec des variants, des ornements — pratique habituelle de la période baroque et début de la période classique, mais inimaginable avec l’œuvre de Beethoven !
Ainsi, les processus se déroulaient en même temps : la notation devenait plus précise et fouillée, laissant moins de liberté à l’interprète, tandis que l’interprétation devenait une profession à part entière. Un point tournant qui semble contradictoire ! Cependant, il apparut que même les indications écrites les plus précises peuvent être lues de manière variée, et c’est là le miracle de l’art de l’interprète.
Les interprètes ont commencé à faire l’objet d’un genre de culte, à commencer par Clara Schumann, et au 20ème siècle, des figures telles Glenn Gould ou Wladimir Horowitz. Avec un phénomène notable : les musiciens se sont mis à jouer en public la musique du passé.
Josef Haydn laisse beaucoup de liberté, d’espace à l’imagination de l’interprète. Il y a tant de possibilités par rapport à la dynamique, aux détails agogiques, au rubato et à l’ornementation. La musique d'Haydn déborde de vie, d’invention et d’expressivité et nous encourage en tant qu’interprètes à l’imiter !
11/ Comment se manifeste, en termes musicaux, l’attitude si bouillonnante de vie, si irréductible, de Josef Haydn ?
La musique de Josef Haydn nous pousse à nous délecter de la Vie, cette Vie qui nous étonne, nous confronte et propose maints tournants inattendus. Je viens d’en citer quelques caractéristiques : la diversité infinie de formes (surtout dans le menuet : menuets simples ternaires, canons, variations, double variations, Menuet al Rovescio etc.), changements brusques de rythme, d’harmonie, structures non-carrées, silences soudains, récitatifs, subtilités d’articulation… sa musique est le miroir de la vie. Josef Haydn dit un grand oui au monde qui l’entoure.
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