Soupçonné de prise illégale d’intérêts, le garde des Sceaux Eric Dupond-Moretti, devant la Cour de justice de la République
FRANCE - Le procès d’Eric Dupond-Moretti s’ouvre ce lundi à 14 heures, pour une durée de 10 jours. Pour la première fois, un ministre de la Justice et garde des Sceaux est jugé par la Cour de justice de la République (CJR), la seule juridiction habilitée à poursuivre et juger des membres du gouvernement pour des faits commis dans l’exercice de leurs fonctions. L’ancien avocat pénaliste, surnommé “Acquittator” pour ses nombreux acquittements, est accusé de prise illégale d’intérêts. En termes clairs, Eric Dupond-Moretti est suspecté d’avoir abusé de ses fonctions de ministre pour régler des comptes liés à son passé d’avocat. Il encourt cinq ans d'emprisonnement, 500 000 euros d'amende, une inéligibilité et une interdiction d'exercer une fonction publique.
Maintenu dans ses fonctions malgré sa mise en examen en juillet 2021, le garde des Sceaux ne cédera même pas son poste le temps du procès et continuera à exercer ses fonctions. Jusqu’à sa condamnation ?
L’affaire remonte à juin 2020, en marge d’un autre dossier lié à l’ancien président Nicolas Sarkozy. Ce dernier, accusé de corruption et de trafic d'influence dans l’affaire dite “Paul Bismuth”, est mis, lui, sous écoute téléphonique depuis 2014 (comme son avocat Thierry Herzog). Les juges soupçonnent l’ancien chef de l’Etat d'avoir tenté d'obtenir auprès d'un magistrat des informations confidentielles sur une autre affaire qui le concerne.
“Situation objective de conflit d’intérêts”
Durant les instructions, les magistrats réalisent que Nicolas Sarkozy est au courant de sa mise sous écoute et soupçonnent l’existence d’une “taupe” qui aurait vendu la mèche à l’ancien président et son avocat, condamnés en mars 2020, à trois ans de prison, dont un an ferme. Le Parquet national financier (PNF) lance alors “une enquête dans l’enquête” pour repérer cette taupe, passant au crible les factures téléphoniques d'une dizaine d’avocats du barreau, dont l'actuel ministre de la Justice, Eric Dupond-Moretti.
L’information est dévoilée par la presse et Dupond-Moretti s’en scandalise, dénonçant une “enquête barbouzarde”. Il décide de porter plainte et son prédécesseur, Nicole Belloubet, lance dans la foulée une “inspection de fonctionnement” sur l'enquête du PNF. Dupond-Moretti retire sa plainte quelques jours après sa nomination le 6 juillet 2020.
Après sa prise de fonction, l’ancien avocat ne suspend pas l’inspection lancée par Nicole Belloubet, malgré de nombreuses alertes sur le risque de conflit d’intérêts. A la fin de cette inspection, il ordonne même une autre enquête administrative, ciblant cette fois-ci deux magistrats chargés de l’instruction et la cheffe du PNF aux moments des faits, Eliane Houlette. Il s’agit de la première affaire pour laquelle le ministère de la Justice fait l’objet, le 1er juillet 2021, d’une perquisition, avant une mise en examen, le 16 juillet, par les magistrats de la Cour de justice de la République (CJR) pour prise illégale d’intérêts. C’est la première fois qu’un garde des Sceaux en exercice se retrouve sous ce statut.
Mais celui qu’on surnommait “Acquittator” est mis en cause dans une seconde affaire. Celle-ci concerne un autre magistrat. Il s’agit d’Edouard Levrault, juge d’instruction actuellement détaché à Nice, mais qui exerçant à Monaco lorsqu’il a mis en examen un des clients d’Eric Dupond-Moretti. Le ministre de la Justice a lancé une procédure administrative contre le juge, justifiant sa décision par le fait d’avoir été “choqué” par les méthodes de Levrault.
Les quatre magistrats (Edouard Levrault et les trois liés à l’enquête sur le PNF, NDLR) ont tous fini par être mis hors de cause par l’organe disciplinaire de la magistrature, le Conseil supérieur de la magistrature (CSM), estimant le garde des Sceaux “dans une situation objective de conflit d'intérêts”.
Aucun intérim, “le ministère continuera à tourner”
Eric Dupond-Moretti, lui, a toujours rejeté l’accusation de prise illégale d’intérêts, affirmant n’avoir fait que “suivre les recommandations” de son administration. Malgré la décision de la CJR, Emmanuel Macron, qui a plusieurs fois promis qu’un membre de son gouvernement démissionnerait d’office en cas de mise en examen, lui a renouvelé sa confiance.
Le Premier ministre Elisabeth Borne a toutefois déclaré en octobre que s’il est condamné, le garde des Sceaux devra quitter ses fonctions. En attendant, la question est de savoir qui le remplacera pendant la durée du procès. A priori personne ! “L’organisation est en place pour que le ministère continue à tourner”, a-t-elle fait savoir. Le 15 octobre, Eric Dupond-Moretti promettait lui-même que son ministère “ne serait pas abandonné”. "Durant trois ans et demi, je n'ai pas été entravé dans mon travail ministériel. Vous ne croyez quand même pas que le ministère va être abandonné ? Le ministère continuera à tourner, c'est ma seule préoccupation", avait-il affirmé.
Il ne fait aucun doute que s’il est condamné, le garde des Sceaux quittera le gouvernement puisqu’il encourt jusqu'à cinq ans d'emprisonnement, assortie d’une amende de 500 000 euros, d’une peine d'inéligibilité et d'une interdiction d'exercer une fonction publique.
Une vingtaine de témoins sont appelés à témoigner à ce procès, dont les quatre magistrats visés par le garde des Sceaux. Des syndicalistes, auteurs des plaintes qui ont déclenché la procédure contre Dupond-Moretti, l'ex-procureur général près la Cour de cassation François Molins et l'ancienne ministre de la Justice, Nicole Belloubet, seront entendus par la CJR, composée de trois magistrats de la Cour de cassation et d’une douzaine de parlementaires de tous bords.
Selon son entourage, relayé par la presse, Eric Dupond-Moretti, qui s’est illustré durant sa carrière d’avocat en défendant Patrick Balkany ou encore Abdelkader Merah, frère de l’auteur des attentats de Toulouse en 2012, est “serein”, affirmant être “innocent”. Celui qui s’est fait connaître pour sa relation à la fois houleuse et tendue avec les magistrats a plusieurs fois dénoncé une instruction “biaisée”, dont le but est de “salir la réputation d'un ancien avocat”.
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