Quel est le bilan des victimes civiles de la guerre en Ukraine  ? (Partie 2)

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Jean Neige pour France-Soir
Publié le 14 novembre 2023 - 14:00
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Photo Ukraine Jean Neige
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Jean Neige
Conséquence d’un bombardement ukrainien dans le village de Kominternove (RPD) pendant le conflit du Donbass (2014-2022).
Jean Neige

Suite de notre tribune en trois parties sur les victimes civiles du conflit ukrainien : les chiffres de la RPD.

Depuis le début de la guerre en février 2022, la RPD (République populaire de Donetsk) a recensé 1 095 civils tués et 3 588 blessés en 2022, et 301 tués et 1 403 blessés en 2023 au 12 novembre (chiffres calculés sur la base des bilans hebdomadaires), soit 1 396 tués et 4 891 blessés sur ces deux années.  

On dit généralement que dans une guerre, il y a 3 ou 4 blessés pour un tué. Les chiffres de la RPD sont dans cette proportion (3,5), ce qui incite à penser qu’ils sont exhaustifs.  

Dans le détail, on voit que le début de l’année 2022 a été le plus dévastateur. Pourquoi la RPD a-t-elle eu autant de victimes civiles durant cette période alors que les forces de la coalition russe étaient à l’offensive ?  

Manifestement, les forces ukrainiennes ont bombardé tous azimuts pour affaiblir l’ennemi, mais aussi simplement pour se venger sur les civils, ces civils du Donbass qu’ils haïssent souvent et qu’ils pouvaient enfin attaquer sans retenue, sans avoir à craindre le courroux de leurs supérieurs ou les réprimandes de la communauté internationale qui les surveillait jusqu’alors tout le long de ligne de front.   

Cette intuition nourrie par l’expérience du terrain a été confirmée par une vidéo qui m’a personnellement touché, provoquant en moi une douleur indicible. Dans cette vidéo, publiée par un “télégrammeur” russe, on voit une séquence de bombardement nocturne de lance-roquettes sur le village de Kominternove, renommé Pikouzy par les Ukrainiens, le premier village contrôlé par la RPD à l’est de Marioupol. Cette vidéo qui aurait été trouvée sur un soldat de la brigade Azov fait prisonnier aurait été tournée le 25 février 2022, c’est-à-dire au tout début de l’intervention russe. D’après le commentaire, il n’y avait aucune activité militaire dans le village à ce moment-là.  

Un déluge de feu le 25 février 2022

Je connaissais bien ce village. J’en connaissais chaque rue, certains habitants, dont deux hommes prénommés Sergeï qui avaient endossé bénévolement et consécutivement le rôle de représentant du village. Le deuxième Sergeï, que j’avais mieux connu, était un humaniste, un sage, un homme perpétuellement calme malgré le chaos qui régnait autour de lui. Kominternove, pour son malheur, était un village martyr. A partir de la fin 2015, il fut, je crois, le village le plus bombardé du Donbass. Les tranchées de première ligne des soldats de la RPD n’étaient qu’à une centaine de mètres à l’ouest, et l’armée ukrainienne ne cessait de vouloir les déloger, malgré le cessez-le-feu officiel des accords de Minsk. Les deux tiers des habitants avaient fui. Restaient ceux qui n’avaient nulle part où aller, ou qui ne voulaient pas quitter la maison dans laquelle ils avaient vécu toute leur vie. Parmi eux, à la fin de l’année 2018, 20 % avaient été tués ou blessés en trois années de bombardements et de tirs de harcèlement. 

Et cette nuit du 25 février 2022, ils se sont pris un déluge de feu comme jamais, sous les hourras du soldat ukrainien qui filmait, heureux qu’il était d’enfin donner aux irréductibles de Kominternove (moyenne d’âge estimée : 55 ans) la punition qu’il estimait qu’ils méritaient.  

Mais personne n’en a parlé. Comme personne ne parlait de ce village martyr les années précédentes, au grand dam de Sergeï. Ses habitants se sentaient oubliés du monde malgré leur malheur. Seuls les Russes s’intéressaient à eux. Le public occidental, qui a découvert la guerre le 24 février 2022, ne connaît rien des origines de l’opération russe, des motivations des soldats de la RPD, s’il ne connaît pas l’histoire de Kominternove, de Sakhanka, de Dokoutchaïevsk, de Donetsk, de Yassinouvata, de Gorlovka, de Zaitseve. Toutes ces villes et villages bombardés, harcelés par l’armée ukrainienne, entre 2015 et 2022, malgré les accords de Minsk.

Donc, en voyant ces images d’autant plus terribles que l’homme qui les commentait s’en réjouissait, je pensais à Sergeï et à sa femme, qui étaient quelque part en dessous.  Ont-ils survécu à ce déluge de feu ? Je souffre de ne pas connaître la réponse, de ne pas savoir s’ils ont pu enfin retrouver une vie paisible tant méritée après tant d’années d’angoisses et de souffrances. Et quand je regarde les images satellites du village maintenant disponibles sur Google Map (il y a environ un an de décalage), je vois que la moitié du toit de la maison de Sergeï n’est plus là. Je crains donc le pire.  

L'armée ukrainienne n'est jamais restée les bras croisés

J’imagine donc aisément que cette scène de bombardement s’est reproduite tout le long du front. Et que le désir de vengeance des militaires ukrainiens était d’autant plus fort qu’ils perdaient du terrain. On a vu de nombreux témoignages allant dans ce sens dans l’article précédent. 

Aussi, au fur et à mesure que la RPD récupérait des territoires, elle les intégrait administrativement. Et si ces territoires étaient de nouveau bombardés par l’armée ukrainienne, comme le fut Volnovakha le 22 mai 2022, les victimes, juste promues citoyens de la RPD, intégraient les tristes statistiques de Daria Morozova, la médiatrice des Droits humains de la RPD.  

Le bombardement le plus marquant de cette période fut celui de Donetsk, le 14 mars 2022, où un missile Tochka-U tua 23 civils en plein centre de Donetsk.   

Mais le nombre de victimes civiles augmenta encore les semaines suivantes sans que l’on puisse rattacher cela à un événement particulier.  

Cela dit, à y regarder de plus près, il se pourrait que la RPD ait commencé à intégrer dans ses statistiques les victimes de Marioupol avant que la ville ne soit totalement sous son contrôle. Comme on l’a vu avec le précédant article sur les pertes militaires de la RPD, celle-ci a perdu énormément de soldats à cette période, ce qui démontre que l’armée ukrainienne n’est jamais restée les bras croisés. Elle s’est battue bec et ongles. Et a donc contribué aux destructions.  

Or, les témoignages recueillis démontrent deux constantes. Les forces armées ukrainiennes s’emparaient des points hauts des immeubles d’habitation et tiraient de partout, tout en empêchant les populations civiles de quitter la ville pendant les deux ou trois premières semaines. L’armée ukrainienne a donc largement contribué à transformer la ville en champ de bataille. D’ailleurs, d’après Daria Morozova, faire de la ville un terrain d’affrontement armé était bien le plan ukrainien avant même le lancement de l’opération militaire russe, dans la mesure où, selon elle, les militaires ukrainiens ont commencé à occuper des appartements conçus comme postes militaires dès le 22 février.  

Quand on lit les posts de Daria Morozova de mars 2022, on perçoit que la RPD traitait les civils de Marioupol comme sa propre population, même si environ la moitié des évacués ont préféré rejoindre d’abord l’Ukraine, puis l’Europe pour beaucoup. La démarche de la médiatrice, constamment au contact des gens, des nouveaux citoyens de RPD, semblait véritablement empathique. Le 13 mars, elle écrivait : “Depuis 2014, je m'occupe de l'évacuation des personnes des zones de guerre, en apportant une aide humanitaire aux réfugiés. Mais retenir ses émotions reste difficile. Surtout lorsqu'il s'agit d'un grand nombre d'enfants et de jeunes mères avec des bébés. De notre côté, nous ferons tout le nécessaire pour les aider à se sentir mieux au plus vite après ce qu'ils ont vécu et à reprendre une vie normale.”

Diminution du nombre de victimes après la prise de Marioupol

Ce faisant, les victimes des combats, souvent d’obus russes, devenaient des victimes de la décision des FAU de combattre dans les zones habitées. Les responsabilités se diluaient. La médiatrice a peut-être donc intégré dans ses statistiques des victimes des combats de Marioupol, sans qu’on puisse définir précisément qui était responsable de la mort ou des blessures de certaines personnes. On constate d’ailleurs qu’il y avait surtout une augmentation de blessés à cette période, dont certains ont pu l’être à Marioupol, avant d’être traités dans des hôpitaux des environs contrôlés par la RPD, comme à Novoazovsk. Mais pour tirer tout cela au clair, il faudrait interviewer Daria Morozova, ce qui n’a pas été possible jusqu’ici. 

Après la prise officielle de Marioupol le 21 avril 2022, le nombre de victimes a diminué.  

Mais dès le mois de mai, l’essentiel des victimes provient des bombardements réguliers sur Donetsk, (grâce aux nouveaux moyens de bombardement généreusement offert par l’OTAN, notamment les Caesar français). Ces bombardements, qui constituent des crimes de guerre, avaient été relatés ici. Connaissant la mentalité des nationalistes ukrainiens, il était certain qu’ils n’allaient pas se contenter de bombarder les positions militaires. Pour eux, l’ennemi est un tout. Et les civils en font partie.  

Pour ceux qui douteraient encore de la haine pure et totale dont sont capables les nationalistes ukrainiens pour leurs ex-compatriotes qui osent penser différemment, voici une vidéo qui circule sur X (ex-Twitter), compilation d’une nouvelle mode sur Tik Tok où de jeunes et jolies Ukrainiennes, posant devant leur drapeau national ou celui de l’UPA (l’armée insurrectionnelle ukrainienne de la Seconde Guerre mondiale), chantent fièrement : “Je suis un vrai nazi, je bombarde le Bombass depuis huit ans”. Oui, c’est hélas le pays présenté comme le “rempart de la démocratie” que la France et l’Occident soutiennent ardemment à coups de milliards et d’armes dévastatrices.  

Quand on regarde les chiffres de 2023, on constate que les mois d’hiver ont été les moins meurtriers, comme ceux de la fin de l’année 2022 (à l’exception d’un pic de bombardements sur Donetsk en décembre), ce qui est logique, puisque les gens sortent moins, et surtout l’absence de végétation rend plus détectable les moyens d’artillerie, ce qui limite les opérations militaires et les bombardements.  

 

On remarque par ailleurs une baisse significative du nombre des victimes en octobre 2023, période marquée par l’offensive des forces armées russes - dont des unités de la RPD - sur le bastion d’Avdiivka, situé juste au nord de Donetsk. Les FAU (Forces armées ukrainiennes) n’avaient plus le loisir de bombarder les zones civiles comme à l’accoutumée, devant concentrer leurs tirs d’artillerie sur les troupes prenant leurs lignes d’assaut. Au cours du mois, Donetsk a ainsi connu des journées sans bombardements pour la première fois depuis le 15 février 2022.

Cependant, il y a eu une brusque remontée des victimes dans la dernière semaine, due à une vague de bombardements sur les villes de la RPD qui a fait six morts et 58 blessés dans la seule journée du 7 novembre, d’après Daria Morozova. Le bombardement de Donetsk ce jour-là fut confirmé par Donbass-Insider, qui précisa que le même site, le centre de la protection sociale, sera bombardé une deuxième fois après l’arrivée des secours. La population de la RPD n’est donc pas au bout de son calvaire qui dure depuis plus de 9 ans.  

Enfin, on pourra constater que les chiffres de l’ONU publiés début septembre concernant le Donbass sous contrôle russe sont largement inférieurs à ceux calculés par la RPD pour elle-même : 794 tués et 2 787 blessés dans tout le Donbass russe selon l’ONU contre 1 156 tués et 4 554 blessés pour la seule RPD au 31 août.  

Cette différence est peut-être due à un manque de motivation (voir première partie), ou de moyens humains pour l’ONU du côté russe (j’en ai eu quelques échos), mais aussi à la défiance dont ont toujours témoigné les républiques séparatistes à l’égard des missions internationales. Cette défiance peut ainsi se traduire par des problèmes d’accès à l’information pour les internationaux.  

Mais il peut aussi y avoir un désaccord dans le comptage de victimes de la bataille de Marioupol. Cela dit, il ne s’agit à ce stade que d’une simple supposition.  

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