Quel est le bilan des victimes civiles de la guerre en Ukraine ? (Partie 1)
TRIBUNE - Depuis le 7 octobre 2023 et l’attaque du Hamas en territoire israélien aux environs de Gaza, la guerre en Ukraine est passée au second plan de l’actualité. Cependant, le nombre vertigineux de victimes civiles de cette nouvelle résurgence d’un conflit vieux de 75 ans au Proche-Orient a fait apparaitre dans le débat les chiffres des victimes civiles de la guerre en Ukraine
Concernant ce dernier conflit en Europe de l’Est, qui est l’objet de cet article, chaque camp a accusé l’autre d’être responsable d’un génocide. Que disent dans le détail les chiffres disponibles ?
Les chiffres de l’ONU
Le 11 septembre dernier, le bureau du Haut-Commissariat aux droits de l’homme (HCDH) des Nations unies a publié son dernier bilan sur les victimes civiles du conflit en Ukraine depuis le début de l’intervention russe le 24 février 2022.
Il faut d’abord préciser que ces chiffres correspondent à des cas vérifiés et ne sont probablement pas exhaustifs. Le processus de vérification des victimes prend du temps et certaines zones demeurent difficilement accessibles.
Au total, l’ONU a enregistré 27 149 victimes du conflit, dont 9 614 tués et 17 535 blessés.
Si on prend en compte uniquement les victimes du côté des zones contrôlées par le gouvernement ukrainien, le bilan est de 21 941 victimes, dont 7481 tués et 14 460 blessés.
Ce chiffre se décompose en 10 545 victimes recensées dans le Donbass, dont 4 262 tués et 6 383 blessés.
Dans les autres régions, 11 396 victimes ont été vérifiées, dont 3 219 tués et 8 177 blessés.
De l’autre côté, dans les zones contrôlées par la Fédération de Russie (l’ONU dit “occupées”), 5 208 victimes ont été vérifiées dont 2 133 tués et 3 075 blessés.
Dans la partie du Donbass sous contrôle russe, 794 tués et 2 787 blessés ont été recensés par l’ONU, contre 1 399 tués et 288 blessés dans les autres régions.
Des chiffres incomplets
Concernant le chiffre des blessés dans les régions contrôlées par les Russes ailleurs que dans le Donbass, il y a un déséquilibre flagrant entre morts et blessés. Statistiquement, on doit avoir beaucoup plus de blessés que cela, ce qui est une forte indication que ces chiffres sont très largement incomplets concernant les blessés.
D’une manière générale, Le HCDH pense que les chiffres réels des victimes sont bien plus élevés, l’organisation n’ayant toujours pas fait le point sur les victimes des violents combats urbains de 2022 à Marioupol, Popasna, Severodonetsk et Lyssytchansk.
Cela dit, l’expérience montre que dans ces villes, les habitants qui restaient encore se réfugiaient dans les caves et étaient donc peu exposés aux destructions en surface. Ils se mettaient en danger généralement juste quand ils sortaient se ravitailler. Le nombre réel de victimes est donc probablement très en deçà de l’impression laissée par les dégâts visibles sur les infrastructures.
Par ailleurs, il faut aussi se souvenir des effets d’annonce alarmistes qui ont prévalu en 2022. L’expérience, là encore, montre que l’on doit s’en méfier, comme on l’a vu, par exemple, avec la destruction du théâtre de Marioupol (cf. Retour sur les allégations de crimes de guerre russes en Ukraine : le théâtre de Marioupol), où toute la presse mondiale a publié le chiffre de 300 morts, suite à une estimation au doigt mouillé de la part du maire ukrainien de la ville qui n’était plus sur place depuis longtemps. Associated Press a ensuite évalué le nombre de morts à 600 sur la base de pures spéculations.
Or, Amnesty International ne confirmera que 12 tués, et la République populaire de Donetsk, qui déblaya le site, n’en recensa que 14. Combien de journaux ont relayé ces dernières informations ? Et combien croient encore aux premiers chiffres annoncés partout ?
On a exagéré systématiquement à dessein les chiffres des victimes pour diaboliser au maximum la Russie et tenter de justifier une accusation de génocide. Or, la commission de l’ONU spécialement mandatée pour couvrir les crimes de guerre russes a annoncé qu’elle n’avait "pas suffisamment d’éléments" pour conclure qu’un génocide serait en cours ». Cela a fait hurler les représentants ukrainiens et leurs soutiens les plus ardents. Pourtant, on ne peut certainement pas accuser l’ONU d’être pro-russe.
L’objectivité de l’ONU en question
Je connais au moins deux personnes qui travaillent pour le HCDH sur le dossier ukrainien et qui affichaient chacune encore il y a peu, non pas un, mais deux drapeaux ukrainiens sur leurs pages Facebook, un dans la photo du haut de page, et un dans la photo de profil. Avec l’émotion soulevée par la massive opération russe, les principes de prudence et de neutralité semblent avoir volé en éclats chez ces gens, trop conformistes pour avoir osé analyser en profondeur les causes du conflit en Ukraine. Ce type d’affichage appuyé était inimaginable du temps où je travaillais dans le pays. Cela aurait été considéré comme une faute professionnelle. Outre les symboles affichés, pour avoir échangé avec l’une des personnes citées ci-dessus, je considère que cette dernière a perdu son objectivité et s’est laissée gravement dominer par des réactions émotionnelles, au point de fantasmer de manière irresponsable et enfantine sur l’assassinat du président Poutine, sans même se poser la question de savoir si celui qui le remplacerait ne serait pas plus va-t-en-guerre que lui. Par respect pour des anciens collègues, qui ont aussi des qualités humaines, je n’en dis pas plus. Et je veux croire que d’autres membres de l’ONU tentent de faire consciencieusement leur travail, notamment sur le terrain.
Mais il demeure que ce soutien affiché et appuyé à l’Ukraine par certains pose sérieusement question concernant l’objectivité des rapports de cette institution d’une manière générale depuis le début de l’opération militaire russe.
Les violations des droits de l’homme et les crimes de guerre ukrainiens font-ils vraiment l’objet de la même attention que ceux prêtés aux soldats russes ? Les Ukrainiens comme les gouvernements occidentaux font certainement pression pour que cela ne soit pas le cas. Je l’ai déjà vu. Et on a l’habitude de ne pas vouloir fâcher Kiev dans ces milieux de fonctionnaires internationaux. Je ne le sais que trop bien.
Alors, si en plus, tous les individus impliqués dans la chaîne de “reporting”, du terrain au rapport public, ont le même biais, c’est la crédibilité de toute l’organisation qui en souffre.
Le propos n’est pas d’accuser l’institution d’inventer des faits, mais de risquer de négliger ceux qui ne seraient pas politiquement corrects, et de surinterpréter des récits possiblement manipulés. Un tropisme trop marqué peut inciter à croire sur parole un témoignage qui irait dans le sens voulu et inversement peut inciter à ne pas creuser une autre qui accuserait ses protégés. C’est parfois la marge d’interprétation qui peut faire la différence. Il faut une grande rigueur morale et intellectuelle dans ce genre de travail dans lequel des preuves irréfutables ne sont pas toujours disponibles et où les manipulations et les mensonges sont toujours possibles.
Donc, connaissant le contexte très pro-Ukrainien, si l’ONU dit qu’ils n’ont pas suffisamment d’éléments pour déclarer qu’il y aurait un génocide en cours de la part de la Fédération de Russie, c’est que vraiment ils n’ont pas ces éléments, même en cherchant.
Par ailleurs, le HCDH semble avoir un problème d’accès aux zones contrôlées par les Russes. Les relations entre les autorités des républiques autoproclamées du Donbass et les organisations internationales n’ont jamais été simples, pour la simple et bonne raison qu’aucune organisation ne reconnaissait officiellement ces entités. Les représentants de ces dernières avaient donc généralement un gros problème de confiance vis-à-vis de ces internationaux qu’ils toléraient mais avec lesquels les relations étaient toujours tendues, entre ressentiment de ne pas être reconnus et soupçons d’espionnage, voire de complicité avec l’ennemi. Au niveau des agences de l’ONU, ces républiques ne toléraient que des étrangers venant d’Asie centrale, zone considérée comme plus neutre pour des pro-Russes, et ce en nombre très réduit. Les ONG internationales autorisées se comptaient sur les doigts de la main.
Et j’ai vu passer en 2015 un courrier émanant de la RPD ordonnant l’expulsion du patron local d’une ONG occidentale sur fond d’accusation de militantisme pro-ukrainien, voire d’espionnage. On m’avait demandé de garder l’information pour moi. Après cela, RPD et RPL (République de Lougansk) firent un grand ménage dans les ONG autorisées.
Seule l’OSCE (Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe) pouvait imposer les personnels qu’elle voulait. Mais les frictions avec la RPD étaient récurrentes, avec des problèmes de liberté de mouvement sur le territoire allant croissant, jusqu’à l’absurde, les autorités de RPD empêchant parfois les personnels de l’OSCE d’accéder aux hôpitaux afin de vérifier les victimes civiles du conflit. Une victime non-vérifiée par l’OSCE n’était pas comptée dans les statistiques.
Les responsabilités parfois difficiles à établir
Concernant la cause des blessures, des armes explosives à grand rayon d’action sont jugées responsables pour près de 84 % des tués (8 062) et 95 % (16 610) des blessés, le reste se répartissant entre victimes d’armes de petit calibre et victimes des mines ou engins non explosés.
Au premier abord, on pourrait considérer que les Russes sont responsables de plus de morts civils que les Ukrainiens, ce qui peut être logique compte tenu de la puissance supérieure des premiers en moyens d’artillerie et de missiles de longue portée.
Cependant, les victimes côté ukrainien sont parfois imputables aux Ukrainiens eux-mêmes. Et parfois, cela apparait comme volontaire de leur part, pour blâmer l’ennemi (cf. le bombardement de la gare de Kramatorsk en 2022 largement analysé dans ces colonnes, qui a causé 57 morts). Le cas du théâtre de Marioupol reste aussi suspect. Parfois, ce sont probablement les missiles de la DCA ukrainienne qui causent des victimes en retombant sans toucher leur cible, comme à Dnipro en janvier dernier (41 morts, 17 disparus), sans oublier le S-300 ukrainien qui explosa mystérieusement en Pologne à l’automne 2022, affaire pour laquelle des experts polonais ont conclu à la responsabilité ukrainienne, d’après un journal polonais repris par Reuters, même si le procureur affirme que le dossier est confidentiel.
Et puis, il y a des cas ambigus où on sait que les Ukrainiens sont responsables, mais on ne sait pas s’il s’agit d’un accident ou d’un acte volontaire sous fausse bannière. Ainsi, le bombardement du marché de Konstantinovka, qui a fait au moins 15 morts le 6 septembre dernier, est très suspect.
Existent aussi de nombreux récits faisant état de soldats ukrainiens ayant tué des civils dans les zones qu’ils occupaient comme à Marioupol, ou encore à Volnovakha. Dans cette dernière ville, de nombreux témoignages font état d’une rage destructrice de l’armée ukrainienne en déroute, s’étant mise à piller, incendier, tirer sur la ville comme pour ne laisser que des ruines à la RPD. Ce faisant, des civils auraient été tués par l’armée ukrainienne. Plusieurs témoignages firent état de froides exécutions. Un homme a même accusé les militaires ukrainiens d’avoir exécuté une cinquantaine d’otages. Mais ce récit semble isolé. Même sans cela, la litanie impressionnante des interviews qui se succèdent de chaîne en chaîne sur Telegram ne laisse plus aucun doute sur la réalité de l’attitude de l’armée ukrainienne dans cette ville qui s’est véritablement comportée comme une armée d’occupation maltraitant la population locale.
Daria Morozova, la médiatrice des droits de l’homme de la RPD, a confirmé que les entretiens avec de nombreux résidents de la ville avaient fait état "d’exécutions de civils, de vols, de violences physiques et morales”. Par ailleurs, l’armée ukrainienne a été accusée de s’être installée au milieu des zones habitées, d’avoir tiré à partir de ces zones, ce qui a provoqué des bombardements en réponse, et que tout ce qui survécut aux combats fut ensuite délibérément ciblé par les chars ukrainiens avant de battre en retraite. Daria Morozova assurait que tous ces témoignages seraient regroupés pour instruire le procès des crimes de guerre des dirigeants de l’Ukraine et des chefs des bataillons concernés.
L’ONU se penchera-t-elle un jour sur ce problème ?
Et puis, à Volnovakha comme à Marioupol, l’armée ukrainienne a été accusée d’utiliser la population locale comme bouclier humain, empêchant longtemps les évacuations, allant d’après les Russes jusqu’à bombarder les lieux de rassemblement quand des accords d’évacuation avaient été négociés. Avant l’intervention russe, l’armée ukrainienne était assez coutumière de ce genre de provocation quand des fenêtres de silence étaient négociées pour assurer des réparations d’infrastructures le long de la ligne de contact.
Mais de nombreux témoignages faisaient aussi état de soldats ukrainiens tirant sur les véhicules isolés essayant de quitter la ville, tuant ou blessant parfois les occupants. A l’époque, plusieurs vidéos avaient circulé sur les réseaux censés représenter des embuscades de véhicules civils et des exécutions sommaires, sans qu’il ait été possible d’en confirmer l’authenticité. Mais quel intérêt aurait eu les Russes ou pire encore, la RPD, de tuer des gens qu’ils considéraient comme leurs propres citoyens ? Un soldat ukrainien fut condamné par la RPD pour avoir exécuté deux civils à Marioupol. Trois autres ont été condamnés pour avoir tiré sur un convoi de véhicules civils remplis de réfugiés dans la même ville. On peut encore citer cette pauvre femme violée, tuée et marquée d’une croix gammée, dont le corps a été retrouvé par le journaliste Patrick Lancaster dans une école visiblement occupée par la garde nationale ukrainienne. L’ONU a-t-elle enquêté sur ce cas abject ?
Plus largement, quand des gens sont victimes de bombardements parce qu’ils ne peuvent pas quitter la zone et que l’armée qui défend utilise leurs maisons pour tirer sur la force qui arrive, en cas de malheur, qui est responsable de leur mort ? De plus, les combattants qui arrivaient à Marioupol ou Volnovakha ne se voyaient pas comme des envahisseurs mais comme des libérateurs. Ces questions sont donc moralement bien plus complexes que nos médias dominants en ont rendu compte.
Bien entendu, les Russes ont été aussi accusés d’avoir exécuté des civils à Boutcha. Mais après étude, seul un événement d’exécutions sommaires leur étant imputé semble étayé. Le reste ressemble essentiellement à des spéculations et à de la pure manipulation.
Et la responsabilité de la mort des victimes peut s’avérer bien plus complexe à élaborer qu’un simple décompte par zone de responsabilité ne pourrait le faire.
Le HDCH a confirmé 1 239 victimes civiles tuées par armes de petit calibre dans toute l’Ukraine depuis le début de la guerre. Mais il n’est pas indiqué de quel côté on en recense le plus. Quel est parmi eux le nombre de ceux qui ont été exécutés par les troupes en situation d’occupation ? Difficile à dire. A noter que les troupes ukrainiennes dans le Donbass étaient perçues comme des troupes d’occupation par une large proportion de résidents - je peux en témoigner.
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