France au Rwanda : le rapport Duclert, un événement sans précédent

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Louise L. Lambrichs, pour FranceSoir
Publié le 05 avril 2021 - 18:00
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France au Rwanda
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La France au Rwanda
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Le 26 mars dernier, l’historien Vincent Duclert a remis à Emmanuel Macron le rapport que ce dernier lui avait commandé le 5 avril 2019 pour éclairer, par l’analyse de plusieurs fonds d’archives, les responsabilités françaises au Rwanda. La commande puis la publication de ce rapport constituent, en soi, un événement historique à plus d’un titre. Un événement que tout démocrate authentique devrait saluer comme un tournant institutionnel sans précédent en France, et capital pour l’avenir des relations avec le pays concerné. Si démocratique soit notre République, elle a longtemps cultivé un secret excessivement durable sur les archives, en particulier sur les archives sensibles touchant la politique étrangère. Le « secret défense » a longtemps été, en effet, une étiquette commode pour masquer certaines formes de turpitudes politiques – à tel point qu’au lieu d’écrire l’Histoire, les historiens en étaient réduits, à leur insu parfois, à écrire des romans glorieux ou hagiographiques.

Bien entendu, du secret, il y en aura toujours. Mais il importe, plus que jamais, de distinguer en ce domaine vie privée et vie publique. Réclamer une transparence totale, c’est sombrer dans le totalitarisme. En revanche, les citoyens ont le droit de savoir, s’ils le désirent, quelle politique est menée en leur nom.

A cet égard, si le rapport Duclert ne dit pas tout – comment le pourrait-il, il y a une forme de mauvaise foi à le lui reprocher – il éclaire suffisamment la politique étrangère menée par François Mitterrand pour libérer une parole critique plus étayée et plus consistante que bien des discours complaisants ayant encensé l’homme élu naguère comme un représentant de la gauche française. Un représentant de la gauche qui non seulement a fait le lit de l’extrême-droite, mais a même mené en deux occasions au moins une politique caractéristique de l’extrême-droite, ce qui explique sans doute que cette extrême-droite se porte désormais assez bien pour se préoccuper sérieusement d’accéder à la magistrature suprême. L’heure est donc assez grave.

Brûler ce que l’on a adoré est chose commune. Sans avoir jamais adoré François Mitterrand, j’avais voté pour lui. Comprendre que j’avais voté pour un homme qui a fleuri la tombe du Maréchal Pétain jusqu’à sa mort et soutenu deux régimes responsables de génocide m’a pris plus de vingt ans. Bien sûr, « la France » ne désirait pas cela. Mais le problème, c’est que François Mitterrand, à l’étranger, incarnait « la France »… et l’infamie, le déshonneur, assortis d’une honte insupportable – ce sentiment que n’éprouvent jamais ni les cyniques, ni les pervers.

Le rapport Duclert sur le Rwanda n’éclaire pas seulement ce terrain-là, mais un mode de gouvernement contournant les principes mêmes de la démocratie et de la République. Si je n’ai pas travaillé sur le Rwanda, j’ai compris très tôt que la politique dite « humanitaire » mise en œuvre par ce régime relevait d’une forme de perversion. Séduire en aveuglant, telle fut la stratégie de François Mitterrand. Séduire les plus proches, séduire la presse. Jusqu’à sa mort, il a réussi. Vingt-cinq ans plus tard, la façon dont le rapport Duclert éclaire la part d’ombre de ce régime est remarquable. L’historiographie de la France des années Mitterrand s’en trouvera bouleversée.

Il me paraît clair que le déni, dans l’opinion, pèse encore lourd – tant il est vrai que ce qui caractérise généralement le génocide, c’est le déni – à quelques exceptions près. Toutefois, ce premier pas capital vers plus de clarté invite non seulement à la réflexion critique, mais aussi à la rigueur.

Les mécanismes de décision, entraînant l’armée – comme en témoigne dans Le Monde le général Patrice Sartre – dans une politique inacceptable, et ce malgré les renseignements de terrain envoyés à l’Élysée, ont été traités par le mépris par un homme, François Mitterrand, et une petite cellule de proches inféodés.

Cette perversion qui s’est traduite dans la politique dite humanitaire, j’en ai observé également la mise en œuvre et les effets sur le terrain de l’ex-Yougoslavie à la même époque. En effet, sur ces deux terrains contemporains, la même logique a prévalu, et en 2005, j’ai eu la chance de rencontrer l’historien José Kagabo qui me l’a confirmé : tout ce que je mettais en évidence de la politique humanitaire de François Mitterrand sur le terrain de l’ex-Yougoslavie – politique en syntonie presque parfaite avec l’extrême-droite – il le confirmait sur le terrain du Rwanda.

A cet égard, le rapport Duclert ouvre un nouveau champ de travail pour les jeunes historiens. Car l’histoire écrite au jour le jour par la presse n’est pas et ne peut pas être l’Histoire, même si elle y contribue. La presse d’opinion mêle des faits isolés et des opinions, des faits dont elle échoue généralement à penser la cohérence profonde (car penser la logique des faits réclame un travail plus approfondi), et reflète un état flou et contrasté de l’opinion à un moment donné de l’histoire. Elle est donc nécessairement truffée d’erreurs de jugement et c’est pourquoi les lecteurs ont parfois bien du mal à se repérer dans le flot nourri d’informations contradictoires considérées toutes comme également pertinentes.

Le rapport Duclert éclaire donc aussi les mécanismes de décision qui ont opéré pendant la guerre en ex-Yougoslavie à la même époque, puisqu’il s’agit de la même équipe. Ainsi, toujours selon ce rapport, Jean-Bernard Mérimée insiste pour faire valoir la responsabilité de la France dans l’écriture des statuts du TPIY. C’est donc bien « la France », comme je l’avais repéré dans mes travaux, qui a insisté pour que cette Cour Pénale internationale dite « ad hoc » soit considérée comme incompétente pour juger du crime d’agression. Concernant l’ex-Yougoslavie, on ne peut mieux instituer juridiquement un déni des faits, à l’insu du public. Car aucun journaliste sensé ne devrait pouvoir, en principe, dénier le fait que la Croatie a été agressée en 1991 par la JNA et ses milices, téléguidées par Milosevic.

Or, par un effet psychique tout à fait remarquable et déterminant, la majorité des commentateurs s’est accordée pour ne pas voir (ou n’apercevoir que très temporairement) ce fait historique qui touche désormais l’Europe et donc l’histoire européenne, un fait dont en principe, tout un chacun a pu être témoin comme je l’ai été. Ayant rapidement refoulé ce fait qui dérangeait les préjugés acquis par une lecture manichéenne de l’histoire, de façon quasiment unanime, la plupart se sont également accordés pour considérer le conflit en ex-Yougoslavie comme un conflit « inter-ethnique » ou « inter-communautaire ».

Je signale ce point car il entre en écho avec l’analyse du rapport Duclert : en effet, si François Mitterrand soutenait une forme d’« ethnisme » - justement pointé par ce rapport – signant un retour du refoulé colonial, il a été à cet égard largement suivi, au moins sur le terrain de l’ex-Yougoslavie où de petites nations associées dans une fédération se sont trouvées considérées comme des « ethnies » voire des « tribus » - sans que ce mépris tout colonial choque grand monde dans notre beau pays, il faut bien dire. Et si la plupart des journaux ont évidemment fini par pointer la responsabilité de Milosevic, ils n’en ont pas moins renvoyé dos-à-dos, pendant des décennies, agresseur et agressés – et il suffira de dépouiller cette presse, comme Vincent Duclert a dépouillé les archives, pour le constater. Or le renvoi dos à dos de l’agresseur et de l’agressé relève précisément d’une forme de perversion. Quels mécanismes ont fonctionné, là, pour aveugler à ce point ? Le refus de prendre la mesure du désastre ? Le désir de dédouaner Mitterrand de sa politique pro-Milosevic ? Le mépris à l’égard de populations supposées prendre un malin plaisir à « s’entretuer » ? Le charisme d’un séducteur associant l’intelligence à la perversion, et ayant tenu sous sa coupe quelques hommes fascinés par son habileté et narcissisés de faire partie des confidents et de la garde rapprochée ?

Il faudrait, dans ces matières sensibles, se montrer plus nuancé encore, car François Mitterrand avait évidemment sa théorie selon laquelle il existait en Yougoslavie une nation forte et traditionnellement amie, la Serbie, et autour, des « ethnies ». Théorie méprisant royalement, si j’ose dire, la Constitution fédérale yougoslave. L’ennui, le « détail », c’est que cette Serbie nationaliste et communiste, partie prenante d’une fédération de républiques, était aussi… négationniste – de façon assez subtile, il faut bien en convenir.

Patatras. En soutenant la Serbie de Milosevic, avec bon nombre de membres du Front national, François Mitterrand s’est trouvé tout simplement, au regard de la loi française, hors-la-loi. Un « détail » passé inaperçu de la grande majorité de la presse française comme du personnel politique décisionnaire – sans même parler des citoyens qui n’ont guère été éclairés.

La guerre en ex-Yougoslavie n’a jamais été un « conflit inter-ethnique », pour la bonne et simple raison que des Serbes et des Bosniaques ont combattu aux côtés des Croates à Vukovar, contre la politique de Milosevic, et ce point aussi crucial que déterminant n’a jamais, à ma connaissance, été vérifié par la presse. Il faut dire que le vérifier faisait s’écrouler une bonne partie des théories soutenues. Ainsi la vision néo-coloniale n’a pas été seulement arrogante, elle a aussi masqué la dimension spécifiquement génocidaire de la politique menée par l’agresseur… soutenu à l’époque par le Président de la République française, contre l’avis de nombreux Français (environ trois cents collectifs se sont constitués alors pour soutenir la Croatie et la Bosnie agressées, et combattre la perversion du gouvernement français).

Cette histoire-là, qui n’a pas eu beaucoup droit de cité dans la presse, c’est l’histoire d’une résistance de l’ombre, dans la meilleure tradition de notre pays, et qui s’est fait fort maltraiter par ceux qui prétendaient imposer leur loi et qui, comme disait Clémenceau, « savent tout et rien d’autre ». Pour le moment, face au déni qui a prévalu et qui reste dominant, elle a perdu politiquement parlant, certes, mais elle a sauvé l’honneur. Au moins ça.

J’avoue avoir été très surprise par le silence unanime qui, en 2005, a accueilli mon travail mettant en évidence la répétition génocidaire en ex-Yougoslavie. Surprise mais aussi inquiète et même déstabilisée à l’idée que notre presse ne lisait plus des textes un peu exigeants et ne menait plus son travail critique, si nécessaire à la démocratie et à l’éclairage des opinions. A cet égard, le rapport Duclert, demandé par la Présidence de la République, m’a un peu rassurée – même si je crains que la majorité des Français, même confinés, ne fassent pas l’effort de le lire et restent donc, volontairement cette fois, inconscients de la politique désastreuse qui fut menée en leur nom.

A politique désastreuse, conséquences désastreuses. Nous y sommes. Depuis la guerre en ex-Yougoslavie, une génération a grandi dans l’ignorance, voire dans les dénis de la génération précédente. En Bosnie mais aussi en Croatie, les jeunes gens ayant grandi dans des familles endeuillées voire issus des crimes contre l’humanité et des viols de masse sont muselés par une classe politique peu démocratique et restée au pouvoir. Le déni du TPIY a profité, bien entendu, aux agresseurs. Ce serait un raccourci audacieux d’affirmer que le lit de Marine Le Pen a été fait par le TPIY, mais à condition de déployer les faits et de les penser, sans se contenter d’affirmer qu’il y a eu, ce qui est une évidence, des « victimes de tous les côtés », ce ne serait malheureusement pas absurde. Car là où la puissance symbolique manque à ses devoirs – à savoir reconnaître les faits criminels et distinguer clairement les bourreaux des victimes — elle s’expose à porter elle-même, à nouveau, les criminels et leurs complices au pouvoir. Ainsi le déni engendre-t-il la répétition.

Le rapport Duclert va-t-il enfin permettre d’ouvrir un débat de fond rendu impossible depuis plus de quinze ans ? Ce pourrait être salutaire pour notre démocratie – à condition, bien sûr, de ne pas sombrer dans des polémiques stériles.
 

Louise L. Lambrichs est écrivain et enseignante à Sciences Po. Elle est notamment l'auteur de Comme en 14 ? Contribution à l’écriture de notre histoire, La Rumeur Libre, 2014

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