Capgemini, Google et le fisc français : la corruption vue d'avion

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Lionel Muller, pour FranceSoir
Publié le 12 avril 2022 - 17:32
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Capture d'écran d'un quartier de Nice, vu depuis le Géoportail de l'IGN.
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TRIBUNE — Avez-vous entendu parler du « Foncier innovant », cette révolution numérique destinée à révolutionner le Cadastre et la fiscalité du foncier ? Je vais vous emmenez faire un voyage dans les hautes sphères de la fonction publique, là où les hauts fonctionnaires prennent d'importantes décisions pour la grandeur de la France. Comme chacun sait, les fonctionnaires ne savent rien faire. Il faut donc mandater le privé pour faire leur travail, surtout quand il s'agit de haute technologie (le fonctionnaire n'est pas seulement paresseux, il est aussi passéiste). La haute direction de la nation a donc décidé de payer Capgemini et Google pour sanctionner les méchants citoyens qui se baignent dans leur piscine privée sans payer l'impôt sur la baignade. Un bien grand souci pour le pays ! Le projet semblait bien démarrer, la magie du numérique émerveillait, les espérances étaient à leur comble.

Lire aussi : Piscines non déclarées: la détection automatique signée Capgemini et Google ne fait pas l'unanimité

Manque de pot, c'est un fiasco !

Tout le monde sait que les services du Cadastre travaillent sur les cartographies composées par l'IGN, institut géographique national. J'ai eu affaire à eux dans le temps, pour délimiter une parcelle lors d'une succession (un voisin en avait profité pour déplacer petit à petit sa clôture pendant plusieurs nuits, les joies de la vie rurale…) Les images aériennes de l'IGN sont prises d'avion et sont d'excellente qualité, tandis que celles de Google Maps sont issues de mauvaises photos satellites, parfaitement inexploitables pour une analyse sérieuse. L'IGN, lui, couvre avec la même qualité toute la France, du cœur de Paris jusqu'au hameau perdu. Le moindre bocage est archivé : on peut y voir les moutons brouter ! Google est jaloux comme un pou de ces précieuses images hautes définitions. Une mine d'or lui échappe ! Malheureusement pour Google, l'IGN se positionne désormais comme un concurrent sérieux en offrant gratuitement les données cadastrales, cartographies et géographiques via son Géoportail. Cette concurrence est assumée, illustrée par exemple dans cet article du 28 juin 2021 sur le site de BFM Business : « Avec ses cartes désormais gratuites, l'IGN veut "rester dans la course" face à Google Maps ».

Tout commence en février 2018, date du lancement du fonds pour la transformation de l’action publique (FTAP) : 700 millions d'euros sur cinq ans destinés à moderniser la fonction publique. Les heureux lauréats de ce magot sont sélectionnés par différents services du MINEFI, par le délégué interministériel à la transformation publique (DITP) et par cinq personnalités issus des sphères publiques et privées (voir la description du FTAP). Parmi les projets sélectionnés, le « Foncier innovant », destiné à exploiter les prises de vues aériennes pour optimiser la fiscalité directe locale. Le budget alloué était de 12,1 millions d'euros pour détecter les piscines non déclarées.

L'expérimentation du foncier innovant a été confié à des prestataires privés via des marchés publics, deux en particulier :

Accenture a mené une expérimentation sur trois départements : les Alpes-Maritimes, la Charente-Maritime et la Drôme. Les résultats ont été jugés satisfaisants, 3 000 piscines sauvages rien que dans les Alpes-Maritimes, au point que la prestation d'Accenture a été… annulée sur ordre du directeur général des Finances publiques. Accenture n'aurait pas bien joué avec ses petits camarades en gardant pour lui la propriété intellectuelle de son logiciel, comme si ce genre de détail ne faisait pas partie du marché public initial ! Passons… Après seulement 800 000 euros gâchés, on recommence tout avec Capgemini et 23,1 millions d'euros, deux fois plus que prévu. Capgemini décide de sous-traiter son marché à Google, comme ça, sur un coup de tête. Bercy approuve. Le budget monte à 40 millions d'euros, soit un triplement de l'enveloppe initiale. Bercy exulte : « Oh oui ! J'adore ! »

Le résultat de ce partenariat ruineux Capgemini/Google, nous le connaissons : il fait scandale dans la presse. Le projet est un échec cuisant : 30 % d'erreurs dans la détection des piscines, confusion avec des bâches ou des piscines gonflables, sans compter les piscines réelles passées entre les énormes mailles du filet. Il y a également 80 % de faux-positifs dans la reconnaissance des bâtiments isolés, confondus avec des bâches, des routes, des parkings, des trottoirs… Les agents du fisc ont été obligés de vérifier tous les relevés à la main, c'est-à-dire de refaire tout le travail de l'intelligence artificielle avec de l'intelligence réelle pour réparer ses idioties.

Une gabegie de plus, me direz-vous. Croyez-vous ?

L'influence de Capgemini sur l'État est tentaculaire. Cette entreprise fait partie des Big Nine, les neuf sociétés qui captent la moitié du marché des prestations intellectuelles informatiques de l'État. Ce n'est pas petit : ces prestations représentent en moyenne entre 700 et 800 millions d'euros par an ! Ce genre de prestations, tous prestataires confondus, vous les connaissez par la presse à scandale : Louvois, Accord, Chorus, Helios, ONP, Cassiopée, Rocade... Des échecs, des gouffres à pognon, des milliards d'euros partis en fumée. Ce sont les plus gros ratages. Mais ne vous faites pas d'illusions : ils sont des milliers, ces projets à voir leur budget doubler, tripler, pour un bénéfice quasi-nul. Suis-je complotiste ? Dans ce cas, la Cour des Comptes l'est aussi : c'est elle qui a publié tout cela dans une communication à la commission des finances du Sénat de juillet 2020. Le Sénat reprend cet argumentaire dans son rapport du 14 octobre 2020 intitulé « La conduite des grands projets numériques de l'État » : le retard moyen d'un projet informatique est de 26,6 % et le dépassement de budget moyen est de 36,6 %, et ce depuis des années. Dans les entreprises privées, ces taux varient de 18 % à 20 %, alors que ce sont des prestataires privés qui assurent les travaux pour le compte du public. Autrement dit, l'État est une vache à lait et se faire traire, elle adore ça !

Lire aussi : L'éco-prédation ne connaît pas la crise

Du gâchis ? Revenons à notre « Foncier innovant ».

En février 2018, le directeur de la DITP, organisme chargé de sélectionner les vainqueurs des marchés public du FTAP, était vice-président de Capgemini Consulting jusqu'en... février 2018. Quel hasard, mon Dieu ! Capgemini, selon un article de la Lettre A a également bénéficié, avec Microsoft, d'un marché de 36 millions d'euros dans le big data, le fameux Health Data Hub, lui aussi proposé par le FTAP, lui aussi un fiasco, abandonné à cause de problèmes de confidentialité des données de santé. Décidément, le destin est farceur ! Quant aux activités de conseil, la liste des prestations collationnée par le Monde fait état de 28 marchés remportés par Capgemini depuis 2018 sous la responsabilité de la DITP, donc de l'ex-vice président de Capgemini Consulting. C'est la providence, bien évidemment !

L'État n'est pas autorisé à passer un marché public avec une entreprise en délicatesse avec le fisc. Mais entre amis, on sait s'arranger : Capgemini devait subir un redressement fiscal de 17,3 millions d'euros. Mais l'État, non content de lui avoir donné des marchés pharaoniquement foireux autant que coûteux, a consenti une ristourne de 13,4 millions d'euros sur ce manquement fiscal, selon cet article de Libération. Ce n'est pas tout, Google a lui aussi fraudé en masse et a payé… près d'un milliard d'euros au fisc ! On n'est clairement plus dans la même catégorie. Mais grâce aux magouilles de Capgemini, Google a pu s'infiltrer en toute opacité dans le marché public du foncier innovant, alors qu'il n'y avait pas été invité. Son but ? Faire main-basse sur les données de l'IGN, la mine d'or de son concurrent. De fait, Google est chargé d'héberger et d'analyser ces fameuses données. Bingo ! Et payé pour ça en plus ! Remarquez, Microsoft n'a pas fait différemment avec Capgemini en hébergeant sur ses serveurs américains toutes les données médicales des Français grâce au marché Health Data Hub tant décrié. Mais c'est trop tard, les données ont été téléchargées, l'or est entre leurs mains. Les quelques dizaines de millions d'euros de ces marchés fantoches ne sont que de l'argent de poche. L'objectif premier de ces entreprises est le recel de données, qu'elles revendent une fortune sous forme d'« intelligence artificielle ».

Vous imaginiez que l'histoire s'arrêtait là ? Que nenni !

Ce ne sont pas Capgemini ni Google qui ont procédé à l'apprentissage de leur « intelligence artificielle », leur « IA » high-tech. Tout cela a été sous-traité à Madagascar pour une misère, secret honteux révélé par les syndicats des Finances publiques (voir cet article de Nextimpact). Pour comprendre l'arnaque, il faut connaître un peu le fonctionnement des « intelligences artificielles ». Une IA est un logiciel qui digère un énorme paquet de données, les données d'apprentissage, qui lui permettent ensuite de prendre des décisions sur des informations similaires. En réalité, donc, toute l'intelligence des IA réside dans cette base d'apprentissage. Par exemple, dans le cas du « foncier innovant », il s'agit de photos aériennes avec des piscines entourées en gras. Ne croyez pas que l'IA apprend toute seule, bien sûr que non ! Ce sont des humains qui le font, gratuitement en général, pour une bouchée de pain s’ils sont malins. Le travail est long et fastidieux : il faut consulter une masse énorme de données de type « big data », puis les annoter avec la précieuse information issue du raisonnement humain : « ceci est une piscine », « ceci est un hangar », etc. Toutes ces annotations sont comme qui dirait des points et l'IA n'a plus qu'à les relier par des traits. Une fois l'apprentissage terminé, une fois en production, quand l'IA rencontre une donnée inconnue, donc entre deux points, elle renvoie le juste milieu. C'est tout. L'intelligence de l'IA n'est pas dans le logiciel, simpliste au demeurant : il est dans l'humain qui annote les montagnes de données de Google, de Microsoft, de Bercy ou d'ailleurs. La véritable richesse est dans la donnée, qui plus est annotée. C'est pour cela que les GAFAM les cherchent à tout prix et les volent sans vergogne : elles les revendent ensuite à prix d'or sous forme d'IA.

Vous, moi, nous sommes de bien beaux pigeons. Savez-vous pourquoi tant de sites cherchent à savoir si vous êtes un robot ? Savez-vous pourquoi ils vous demandent de reconnaître des taxis, des bus, des passages cloutés et des panneaux stop ? Ils se moquent bien que vous soyez un humain ou un androïde : vous êtes tout simplement en train d'apprendre gratuitement à conduire à la Google Car ! Avant cela, les « captchas », ces détecteurs de robots en ligne, vous demandaient de saisir des mots écrits à l'écran dans des images : vous étiez en train d'apprendre à lire à l'IA de Google Print. Maintenant que ce logiciel est mâture, ils sont passés à autre chose et le vendent à leurs clients fortunés. Il en va de même pour les jeux vidéos géolocalisés ou les informations des sites de notation de restaurants : elles sont toutes saisies gratuitement par les usagers. Vous annotez à l'œil les bases d'apprentissage des IA au profit exclusif des GAFAM. Voilà pourquoi l'IA est le nouvel Eldorado de l'informatique, voilà pourquoi on en parle partout : c'est une énorme pompe à fric. Mais tous ne s'y prennent pas. Si vous écoutez Luc Julia (l'inventeur de Siri s'il vous plaît, le monsieur sait de quoi il parle), il vous expliquera avec sagesse et raison que l'« intelligence artificielle » n'existe pas. Il le sait bien : il en a créé une. Ce qu'il ne vous dit pas, c'est qu'il est directeur de l'innovation chez Samsung. Non, Samsung n'a pas de données à vendre, sa spécialité est la téléphonie, le réseau, la connectivité. Bien sûr, Luc Julia vous explique que l'IA est une chimère. Mais alors, où est l'avenir, monsieur Julia ? « L'avenir est dans les objets connectés, dans l'intelligence des réseaux ! », nous répond-il. Évidemment... Souvenez-vous-en, écrivez-le en majuscule sur vos t-shirts : si c'est gratuit, c'est vous le produit.

Nous sommes des dindons, c'est entendu. Mais quid de l'État et ses hauts-fonctionnaires ?

Les « intelligences artificielles » bien élevées sont éduquées avec deux ensembles de données : les données d'apprentissage évoquées précédemment et les données de validation. Ces dernières sont identiques aux données d'apprentissage, sauf qu'elles n'ont pas servi à cette tâche : elles sont destinées à vérifier que l'IA a bien appris. Quand il n'y a pas de données de validation, quand tout sert à l'apprentissage, il arrive que les IA subissent une sorte de maladie mentale proche de l'autisme, qu'on nomme surapprentissage : l'IA ne sait reconnaître que ce qu'elle a appris et rien d'autre. Voilà donc comment arnaquer son client public, voilà donc comment lui voler ses données sans qu'ils s'en rendent compte : on lui livre une IA surapprise qui répond correctement à des données préparées par une armée de Malgaches spécialisées dans les piscines provençales. Car, croyez-vous que Google et Capgemini ont passé trois ans à éduquer leur IA ? En trois ans, ils ont eu tout le temps de traiter à la main toutes les cartes des départements de test pour faire une IA parfaite. Le problème, c'est qu'un Malgache est aussi compétent pour repérer les piscines illégales de la Côte d'Azur qu'un Français pour détecter les poulaillers insalubres de la banlieue de Tananarive. Le but pour Google était de capter l'attention de l'État, comme un prestidigitateur, en lui livrant un logiciel bidon d'une main tout en lui faisant les poches de l'autre. Il est roué, il est rôdé, ça fonctionne à tous les coups.

L'IA est non seulement une arnaque, mais c'est un bon moyen de maquiller le dumping social en technologie : les sous-traitants sous-payés font le véritable travail sous forme de bases d'apprentissages tandis que la livraison de la prestation est réalisée par l'« intelligence artificielle » en surapprentissage. Cette « intelligence artificielle » est le faux-nez de la délocalisation. En parallèle, la haute fonction publique rêve de remplacer par une IA quelque 300 agents des services fonciers, qui s'ajouteraient aux 30 000 agents des finances publiques déjà supprimés, soit le tiers du personnel restant. Ils bossent un tiers plus, ces fainéants, voilà tout. Et le privé prendra l'argent. Les services fonciers ont d'ailleurs reçu royalement les représentants d'Amazon il y a quelques mois. Le progrès, mes chers lecteurs, le progrès.

Résumons l'affaire. Un haut-cadre de Capgemini, société qui fraude le fisc, se fait débaucher par une direction publique pile au moment où ce même Capgemini reçoit d'elle un marché qui s'avère un échec ruineux. Ce marché, parfaitement opaque, douteux selon les syndicats des Finances publiques, fait intervenir Google, coupable de fraude fiscale aggravée, qui accapare au passage les précieuses données de l'IGN qu'il convoitait de longue date.

Autrement dit, le fisc embauche délibérément des fraudeurs pour piller le bien public !

Cela relève de la corruption. Elle dure depuis des décennies au vu et au su de toutes les strates de l'État : Sénat, Assemblée nationale, Cour des comptes, ministères divers et variés, gouvernement bien évidemment, instituts publics, directions Théodules… Des milliards s'envolent chaque année sous des cieux ensoleillés, là où attendent les profondes poches des hommes les plus riches de la planète.

Lire aussi : L'affaire McKinsey est-elle un scandale d'État ?

L'État français est corrompu jusqu'à la moelle, le cancer a atteint toutes les cellules de son organisme. McKinsey n'est qu'un ongle incarné, un petit caprice macronien. Le véritable problème est abyssal, il donne le tournis : c'est le système entier qui est pourri !

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