Un front républicain macroniste-lepéniste en marche contre la gauche [3/5]

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Wolf Wagner, journaliste indépendant pour FranceSoir
Publié le 10 juin 2022 - 20:30
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Emmanuel Macron reçoit Marine Le Pen à l'Elysée, le 6 février 2019 dans le cadre du 'grand débat national'.
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PHILIPPE WOJAZER / POOL/AFP/Archives
Emmanuel Macron et Marine Le Pen, deux figures politiques aux intérêts fluctuants.
PHILIPPE WOJAZER / POOL/AFP/Archives

CHRONIQUE — Durant cette campagne des législatives, on assiste à un consensus au sein des élites et de la macronie pour tenter de travestir le concept de « front républicain ». Le but ? S'allier implicitement avec l'extrême-droite afin de limiter la percée de la gauche au sein de l'Assemblée nationale. Lutter Ensemble ! pour la défense des « valeurs républicaines », de manière à rassembler bourgeois et autres sociaux-démocrates, non plus contre Marine Le Pen, mais contre Jean-Luc Mélenchon et contre la NUPES.

Décryptage d'une farce politicienne à la française, où les liens existants entre lepenisme et macronisme sont en réalité bien plus solides et pérennes qu'il n'y paraît : épisode 3/5.

Premier volet : Un front républicain macroniste-lepeniste en marche contre la gauche [1/5]
Deuxième volet : Un front républicain macroniste-lepéniste en marche contre la gauche [2/5]

Bourgeois de gauche et sociaux-démocrates, seul véritable enjeu électoral pour ce front républicain

En réalité, dans cette grande farce politique à laquelle nous assistons durant cette campagne, le seul véritable enjeu pour ce « front républicain aux fortes teintes bourgeoises » consiste à garder dans son giron une famille politique bien spécifique : celle des sociaux-démocrates et des bourgeois de gauche. Le reste des électeurs ayant déjà des convictions suffisamment marquées pour ne pas être indécis, toute la stratégie de communication médiatique actuellement mise en place ne vise que cette classe sociale bien précise.

En effet, cette partie de l'électorat – qui se pense foncièrement en individus de gauche, mais qui oscille souvent entre son attachement à une politique sociale et son attrait addictif pour des politiques plus libérales – pourrait cette fois être tentée de rejoindre la radicale NUPES. Un ralliement qui serait synonyme de perte de voix pour la macronie, tant, à l’origine, elle est arrivée au pouvoir grâce à une OPA sur le PS et à la mobilisation derrière elle des anciens fidèles de ce parti que sont principalement les bourgeois de gauche et les sociaux-démocrates. Un électorat qui depuis s'est largement éparpillé entre écologistes, LFI, Génération.s et soutiens d'Hidalgo.

En ce sens, les déclarations de Hollande et de Cazeneuve n'ont eu que pour seul objectif de parler à cette gauche-là, afin de la « rapatrier », autant que possible, vers la majorité présidentielle.

Même constat après la nomination de Pap Ndiaye au sein du gouvernement d’Élisabeth Borne. Volonté ostensible de la macronie de gauchiser ses ministres avant le scrutin. Sans aucune assurance de longévité pour les intéressés, puisque les ministères ont battu des records de changement de mains au cours des cinq dernières années. François Bayrou, éphémère Garde desSceaux... justement rattrapé par une affaire de justice pourrait en témoigner mieux que quiconque.

La droite ose (enfin) parler clairement d'un front républicain contre la gauche

Si la référence récurrente « aux valeurs républicaines » ou « anti-républicaines » se multiplient autant lors des prises de parole des personnalités issues du « vieux Parti socialiste », du Rassemblement national et de la macronie, la très grande majorité d'entre elles se refusent néanmoins (encore) à s'inscrire explicitement dans le cadre d'un « front républicain » pour qualifier leur croisade commune contre la NUPES.

Pour débusquer ceux qui osent franchir le pas, il faut se tourner vers une position plus centrale au sein du bloc de droite, située entre macronistes et lepénistes. Là où les figures LR toujours en poste (Jacob, Bertrand, Dati, Wauquiez) sont plutôt restées distantes quant au procès en anti-républicanisme fait à la NUPES, d'autres personnalités plus en retrait, elles, ne se sont pas privées pour appeler purement et simplement à un « front républicain » contre la gauche.

À commencer par Christine Boutin. Retirée de la vie politique depuis 2017 et connue pour son appartenance à une « droite catholique » et conservatrice, elle est la première à avoir fait sauter le tabou. Dans une tribune parue le 4 mai dernier dans les colonnes du Figaro, elle se demande clairement  : « Pourquoi le “front républicain” ne s'applique qu'à la droite ? ».

La question est enfin posée !

Une semaine plus tard, Luc Ferry s'engouffre dans la brèche et propose son analyse dans une chronique également parue dans Le Figaro. Ancien ministre de l'Éducation nationale sous la présidence de Jacques Chirac et fervent habitué des sorties provocantes (il avait notamment appelé les forces de l'ordre à tirer « à balles réelles » sur les Gilets jaunes les plus violents), lui, qui a toujours dénoncé le danger du centrisme comme causalité de la recrudescence des partis extrémistes, désire voir évoluer la notion de front républicain. Il écrit : « Pourquoi le « front républicain » est-il réservé au RN et pas destiné au moins autant à faire barrage à l’extrême gauche ? La France insoumise, c’est le PCF des années 1950 + l’islamogauchisme, autrement dit ce qu’on peut faire de plus hostile à la vie économique et à l’identité nationale. ».

Luc Ferry a le mérite de dire tout haut ce que les prétendus adversaires d'hier – extrême-droite, droite et centre – pensent tout bas. En résumé, ce à quoi aspire Ferry en écrivant cette chronique, c'est que la droite prenne conscience du danger « islamo-gauchiste » que fait peser la NUPES sur « la vie économique » et sur « l'identité nationale », mais surtout et avant tout, en se référant au PCF des années 50, il souhaite que tous les indécis de gauche, a fortiori les bourgeois et les sociaux-démocrates, craignent la menace stalinienne de Mélenchon et votent plutôt en faveur de son camp, qu'il s'agisse de celui des Républicains, sa famille politique, ou, au pire, par défaut, de celui de Macron.

Luc Ferry, ancien ministre de l'Éducation nationale ©JEAN-PIERRE CLATOT / AFP
Luc Ferry, ancien ministre de l'Éducation nationale ©JEAN-PIERRE CLATOT / AFP

Sans que cela ne soit exhaustif, dans le jargon populaire de droite, on a tendance à qualifier le « camp » défendu ici par Ferry « d'État profond », tandis que dans celui de gauche il est plutôt qualifié de « bloc bourgeois » et/ou capitaliste. Quels que soient les termes retenus, les peuples de gauche et de droite se retrouvent finalement au moins sur un point, ils sont, comme tente de le faire Ferry avec ce texte, continuellement instrumentalisés par le bloc bourgeois, ou l'État profond, pour faire barrage coûte que coûte aux radicaux de leur propre famille politique, comme à ceux du camp d'en face.

« Le communisme autoritaire dont LFI est aujourd'hui l’héritière »

Le choix des mots ne souffre d'ailleurs d'aucun doute quant à la cible visée par Ferry lorsqu'il dit : « En se couchant devant Mélenchon, Olivier Faure a achevé de tuer son parti. Pour comprendre en quoi ce reniement est indigne, en quoi il met fin à la longue histoire de ceux qui, bien que de gauche, ont résisté au totalitarisme, ce n’est pas à Blum qu’il faut remonter, mais à Jaurès et à sa critique du marxisme.

Bien avant Blum et son fameux discours de Tours (1920), qui marquait la rupture avec Lénine, c’est en effet dans un lumineux article de 1901 intitulé « Questions de méthode » que Jaurès rompt avec le Manifeste du Parti communiste. Il y développe une critique qui va puissamment contribuer à fonder la différence entre le socialisme démocratique et le communisme autoritaire, dont LFI est aujourd’hui l’héritière jusque dans ses sympathies pour Moscou. ».

En cherchant à différencier « socialisme démocratique » et « communisme autoritaire, dont LFI est aujourd'hui l'héritière », en accusant Olivier Faure « d'avoir tué son parti » et de s'être rendu coupable d'un « reniement indigne » – comprendre par là qu'en incorporant le PS à la NUPES, il aurait décidé de délaisser l'héritage de Jaurès pour se tourner vers celui de Marx – le philosophe joue à fond la carte de la peur et entend rappeler le droit chemin historique qu'il convient de suivre lorsque l'on se réclame de « la vraie gauche républicaine »... bourgeoise.

En somme, une gauche idéalisée, manichéenne et anachronique, qu'il s'agisse de Jaurès ou de Marx, et qui se devrait d'être telle que Luc Ferry se la conceptualise 120 ans plus tard dans un contexte politique différent. Lui, l'homme de droite.

Olivier Faure (à gauche) aux cotés de Jean-Luc Mélenchon  lors du lancement de la NUPES le 22 mai 2022. © THOMAS SAMSON / AFP
Olivier Faure (à gauche) aux cotés de Jean-Luc Mélenchon lors du lancement de la NUPES le 22 mai 2022. © THOMAS SAMSON / AFP

Journal connu pour sa ligne éditoriale proche de la macronie, L'Express offre ses colonnes à l'économiste Nicolas Bouzou, afin qu'il poursuive l'analyse de Luc Ferry. Libéral convaincu et allié idéologique patenté du président en place, il titre sa chronique : « Non, le programme de la NUPES n'est pas celui du Front populaire ».

Pour Bouzou, aucun doute : « La NUPES n'est pas le Front populaire car Mélenchon, malheureusement pour lui et pour la France, n'est pas Blum. Léon Blum, viscéralement antinationaliste (à la différence de Mélenchon) voulait faire entrer le socialisme dans une culture de gouvernement. ». Il ajoute : « Luc Ferry a montré récemment dans Le Figaro que la "modération" de Blum prenait ses racines dans le texte de Jaurès, Question de méthode, publié vingt ans plus tôt. Jaurès y rompt avec le marxisme, reconnaissant que ce n'est pas de l'appauvrissement du prolétariat prophétisé par Marx que viendra le progrès social mais de la diffusion des Lumières (des valeurs bourgeoises pour les marxistes). ».

La ficelle est grosse, mais Nicolas Bouzou n'a pas peur de s'y essayer. L'économiste surfe ainsi sur le raisonnement de Luc Ferry pour tenter de renchérir sur le danger bolchevik de Mélenchon.

Sauf que ce raisonnement, initié par Ferry et développé par Bouzou, est tout bonnement fallacieux.

Effectivement, Jaurès reprochait bien à Marx de prôner l'appauvrissement du prolétariat pour tendre vers le progrès social, mais vouloir, par ce rappel historique, incriminer Mélenchon de suivre la méthode marxiste plutôt que de celle de Jaurès relève de la malhonnêteté intellectuelle.

Quand Ferry et Bouzou s'arrangent avec l'Histoire

En effet, extraire une idée de son contexte, qui plus est d'un long texte du type de celui de Jaurès, permet de lui faire dire à peu près tout ce que l'on souhaite.

Pour comprendre pourquoi les propos de Ferry et de Bouzou sont malhonnêtes et pour saisir ce que reprochait réellement Jaurès à Marx, il n'y a pas d'autre choix que celui de reprendre dans le détail l'article de Jean Jaurès de 1901 et d'en faire l'analyse.

Le texte auquel se réfère Ferry correspond en fait à un échange entre Jean Jaurès et Charles Péguy. Le premier publie un recueil d'articles : Études Socialistes, qu'il avait préalablement fait paraître séparément dans La Petite République. Le texte en question de Jaurès correspond à l'introduction de son recueil qu'il intitule : Question de méthode et que Péguy propose aux abonnés de sa revue : Cahiers de la Quinzaine.

Par ce biais, Jaurès exprime pourquoi il se démarque de la vision marxiste.

Au sujet de la méthode préconisée par Marx, Jaurès écrit : « Il comptait à la fois, pour susciter la dictature de classe du prolétariat, sur l’avènement politique révolutionnaire de la bourgeoisie et sur sa chute économique. De lui-même, un jour, sous l’action toujours plus intense et plus fréquente des crises déchaînées par lui, et par l’épuisement de misère auquel il aurait réduit les exploités, le capitalisme devait succomber. »

Jaurès se questionne sur ce qu'il estime être des contradictions dans cette méthode : « dans quelle mesure Marx a-t-il admis que l’organisation économique et politique des prolétaires faisait échec à la tendance de paupérisation qui est, selon lui, la loi même du capitalisme ? »

« Dans une mesure très faible », répond-il, « il semble bien que leur union dans le combat est le seul bénéfice substantiel qu’ils retirent du combat même. (…) Mais en fait, et dans le fond même de leur vie actuelle, ils subissent, en n’y opposant que de trop faibles contrepoids, la loi de paupérisation prolétarienne. ».

Jaurès poursuit : « Les améliorations concrètes obtenues par l’effort ouvrier ne compensent qu’imparfaitement la dépréciation concrète que subit la vie ouvrière par la loi de la production bourgeoise. Dans le conflit des tendances qui se disputent le prolétariat, la tendance déprimante a la primauté dans le présent ; c’est elle surtout qui agit sur la condition réelle de la classe ouvrière. ».

C'est là la critique principale de Jaurès envers Marx. Plus qu'une opposition sur l'héritage des Lumières, pour Jaurès, la méthode marxiste visant à appauvrir le prolétariat en attendant l'avènement d'une révolution bourgeoise pour imposer une dictature prolétaire ne déboucherait pas sur le progrès social du monde ouvrier, mais sur sa souffrance quotidienne.

Les Cahiers de la Quinzaine, revue fondée et dirigée par Charles Péguy, où a été publié le recueil d'articles de Jaurès
Les Cahiers de la Quinzaine, revue fondée et dirigée par Charles Péguy, où a été publié le recueil d'articles de Jaurès

Comme l'ont rappelé Ferry et Bouzou, Jaurès tiendra d'ailleurs à définitivement dissocier le socialisme du marxisme sur cette question : « Marx avait besoin d’un prolétariat infiniment appauvri et dénué, dans sa conception dialectique de l’histoire moderne. (…) quelle que soit l’interprétation donnée sur ce point à la pensée incertaine et obscure de Marx et d'Engels, il importe peu. L’essentiel, c’est que nul des socialistes, aujourd’hui, n’accepte la théorie de la paupérisation absolue du prolétariat. »

Autre défaut important selon Jaurès concernant la méthode de Marx : son fond suranné et une évolution stratégique trop incertaine à ses yeux.

Il écrit : « La méthode de révolution ouvrière (…) qui consiste à profiter des révolutions bourgeoises pour y glisser le communisme prolétarien, a été essayée ou proposée bien des fois (…) Mais c’était une chimère d’espérer que le communisme prolétarien pourrait être greffé sur la révolution bourgeoise. (…)

En fait, cette tactique n’a jamais abouti. Tantôt la bourgeoisie révolutionnaire a sombré, entraînant avec elle le prolétariat. Tantôt la bourgeoisie révolutionnaire victorieuse a eu la force de contenir, de refouler le mouvement prolétarien. ».

Pour Jaurès, la méthode marxiste, qui consiste à attendre et/ou à tenter de provoquer une révolution bourgeoise, avant de la récupérer en vue d'instaurer une dictature du prolétariat, n'est pas viable, tant il est improbable que les prolétaires puissent se soulever efficacement s'ils n'en étaient déjà pas capables avant que la révolution bourgeoise ne surgisse. C'est là une autre de ses vraies ruptures avec le marxisme :

« C’était un plan de révolution prolétarienne trop compliqué et contradictoire. D’abord, si le prolétariat n’a pas la force de donner lui-même le signal de la Révolution, s’il est obligé de compter sur les surprises heureuses de la Révolution bourgeoise, comment peut-on être assuré qu’il aura contre la bourgeoisie victorieuse la force qu’il n’avait pas avant le mouvement bourgeois ? ».

Et en plus d'être beaucoup trop incertaine, la stratégie de Marx apparaît pour Jaurès comme suicidaire pour le prolétariat sur le plan économique, il explique : « Il n’est plus permis de répéter après Marx et Engels que le système capitaliste périra parce qu’il n’assure même pas à ceux qu’il exploite le minimum nécessaire à la vie. Dès lors encore, il devient puéril d’attendre qu’un cataclysme économique menaçant le prolétariat dans sa vie même provoque, sous la révolte de l’instinct vital, « l’effondrement violent de la bourgeoisie ». ».

Jaurès, un révolutionnaire « pragmatique »...

Ce passage du texte de 1901 résume certainement le mieux sa pensée et son opposition à la méthode marxiste : « Ce sont les appels déclamatoires à la violence, c’est l’attente quasi-mystique d’une catastrophe libératrice qui dispensent les hommes de préciser leur pensée, de déterminer leur idéal. Mais ceux qui se proposent de conduire la démocratie, par de larges et sûres voies, vers l’entier communisme, ceux qui ne peuvent compter sur l’enthousiasme d’une heure et sur les illusions d’un peuple excité, ceux-là sont obligés de dire avec la plus décisive netteté vers quelle forme de société ils veulent acheminer les hommes et les choses, et par quelle suite d’institutions et de lois ils espèrent aboutir à l’ordre communiste ».

Jaurès conclut : « Ce que propose le Manifeste, ce n’est pas la méthode de révolution d’une classe sûre d’elle-même et dont l’heure est enfin venue : c’est l’expédient de Révolution d’une classe impatiente et faible, qui veut brusquer par artifice la marche des choses. ».

Portrait de Jean Jaurès, père fondateur du Parti socialiste français
Portrait de Jean Jaurès, père fondateur du Parti socialiste français

La rupture de Jaurès vis-à-vis de Marx est donc aussi celle de deux révolutionnaires aux méthodes et aux idéaux communistes divergents. Jaurès évaluait le processus proposé par Marx comme celui qui fait du prolétariat « une classe impatiente et faible, qui veut brusquer par artifice la marche des choses », alors que lui désirait plutôt renforcer durablement la puissance du monde ouvrier au sein d'un système démocratique fort.

…mais aussi un démocrate idéaliste

En effet, Jaurès s'oppose également à Marx sur ce qu'il juge être une méthode qui reviendrait à supprimer l'idéal démocratique auquel il est profondément attaché, quand Marx, lui, prône, purement et simplement « la dictature du prolétariat » qui dominerait toutes les autres classes sociales.

Jaurès explique : « Ce qui frappe surtout, dans le Manifeste, ce n’est pas le chaos du programme, qui pourrait se débrouiller, mais le chaos des méthodes. C’est par un coup de force que le prolétariat s’est installé d’abord au pouvoir : c’est par un coup de force qu’il l’a arraché aux révolutionnaires bourgeois. Il « conquiert la démocratie », c’est-à-dire qu’en fait il la suspend, puisqu’il substitue à la volonté de la majorité des citoyens librement consultés la volonté dictatoriale d’une classe. ».

Il poursuit, et d'une certaine façon décrit avant l'heure ce que deviendra le bolchevisme : « Une classe [prolétaire], née de la démocratie, qui, au lieu de se ranger à la loi de la démocratie, prolongerait sa dictature au-delà des premiers jours de la révolution, ne serait bientôt plus qu’une bande campée sur le territoire et abusant des ressources du pays. »

« Donc ou Marx et Engels acheminent le prolétariat à un chaos de barbarie et d’impuissance, ou ils prévoient qu’après les premiers actes politiques et économiques qui auront donné à la classe ouvrière un grand essor et marqué d’un sceau socialiste la démocratie, il se confondra de nouveau dans la vie nationale et dans la légalité du suffrage universel. »

La statue de Marx et Engels à Berlin
La statue de Marx et Engels à Berlin

C'est donc bien une autre rupture majeure entre Marx et Jaurès. Le Français croit profondément en la démocratie pour tendre vers le progrès social : « Ce n’est pas par le contrecoup imprévu des agitations politiques que le prolétariat arrivera au pouvoir, mais par l’organisation méthodique et légale de ses propres forces sous la loi de la démocratie et du suffrage universel.

Ce n’est pas par l’effondrement de la bourgeoisie capitaliste, c’est par la croissance du prolétariat que l’ordre communiste s’installera graduellement dans notre société. ».

En définitive, si Jaurès a rompu avec le marxisme, c'est à cause de son caractère socio-politique figé et anti-démocratique. Il considérait que Marx partait d'un point de vue statique où l'opposition des prolétaires face aux bourgeois se devait d'être en permanence frontale et sans aucune coordination entre les classes sociales au regard du rapport dominant/dominé, exploiteur/exploité qui ferait des seconds les éternelles victimes des premiers. Par son appauvrissement, Marx estimait ainsi que le prolétariat trouverait les ressources pour se révolter et pour entamer sa propre révolution, là où Jaurès pensait au contraire que cette méthode l'affaiblirait davantage sans jamais parvenir aux fins initialement recherchées. Lui croyait plus en une (r)évolution permanente dans les rapports entre les classes sociales de manière à ce qu'elles fassent communément avancer le système républicain et démocratique, afin de tendre vers ce qu'il pensait être la finalité politique ultime : l'idéal communiste.

Voilà donc l'intégralité du raisonnement de Jaurès et les raisons de sa rupture avec le marxisme auxquelles Ferry se réfère lorsqu'il accuse Olivier Faure, le secrétaire général du Parti Socialiste, d'avoir « achevé son parti » et d'être coupable d'un « reniement indigne », car celui-ci mettrait « fin à la longue histoire de ceux qui, bien que de gauche, ont résisté au totalitarisme ». Le tout après avoir écrit que « La France insoumise, c’est le PCF des années 1950 + l’islamogauchisme, autrement dit ce qu’on peut faire de plus hostile à la vie économique et à l’identité nationale » et d'ajouter que Jaurès, à travers ce texte de 1901, « va puissamment contribuer à fonder la différence entre le socialisme démocratique et le communisme autoritaire, dont LFI est aujourd’hui l’héritière jusque dans ses sympathies pour Moscou ».

Mélenchon fidèle hériter de... Jaurès ?

Selon Luc Ferry, au regard de ce texte, Mélenchon marcherait ainsi sur les traces de Marx plutôt que sur celles de Jaurès.

Sauf qu'à bien y regarder, après s'être penché avec minutie sur le texte de Jaurès et sur l'ensemble des raisons qui l'ont poussé à rompre avec le marxisme, entre d'un côté Marx qui prône la politique de la terre brûlée pour imposer, suite à une révolution bourgeoise, une dictature du prolétariat, et de l'autre, Jaurès qui prêche plutôt de passer par la voie démocratique pour faire valoir les intérêts prolétaires, il est difficile de retrouver dans la démarche actuelle de Mélenchon, ou de la NUPES, autre chose que la méthode de Jaurès... puisque sa coalition est précisément en lice pour se confronter au suffrage universel.

Du coup, qu'entend Ferry lorsqu'il accuse Faure d'avoir fait un choix indigne en rejoignant la NUPES ? Il lui reproche tout simplement d'avoir trahi le bloc bourgeois. Ni plus ni moins.

Quel peut bien être le rapport entre son indignation de voir le PS actuel rejoindre la NUPES et ce texte de Jaurès qui concerne la rupture du socialisme avec le marxisme ? Aucun.

Que Ferry puisse, par convictions, juger que les réformes politiques désirées par Mélenchon provoqueraient à terme l'appauvrissement de la France et/ou du prolétariat est une chose, mais vouloir défendre l'idée que le leader de la NUPES viserait volontairement l'appauvrissement du monde ouvrier, voire la dictature du prolétariat, n'a pas de sens. A fortiori si Mélenchon entame ostensiblement une démarche d'accès au pouvoir par les urnes sans tenter de passer par la case « révolution ».

S'il est possible de reprocher beaucoup de choses à Mélenchon, et même un romantisme certain au sujet de Marx, laisser penser que sa volonté politique actuelle s'inscrirait davantage dans la lignée de la méthode marxiste, plutôt que dans celle de Jaurès et de son attachement à la démocratie, relève clairement du mensonge le plus total.

Quitte à s'arranger avec l’Histoire, Bouzou et Ferry, en bons libéral et conservateur, se croient juste tout permis. Jusqu'au point de se penser en évangélistes politiques. Ils souhaitent ici clairement définir « la bonne façon d'être de gauche au XXIe siècle ». Le but étant, encore et toujours, de convaincre par tous les moyens possibles et inimaginables les sociaux-démocrates et l'électorat bourgeois, dont ils font tous deux incontestablement partie, que la voie de Jaurès n'aurait assurément pas été celle de Mélenchon, mais plutôt celle de Macron.

Or sur ce point, rien n'est moins sûr. Bien au contraire.

Jaurès, s'il décriait bien la méthode marxiste, avait également parfaitement compris le danger de la bourgeoisie quand il écrivait à Péguy : « Démêler les sophismes et dénoncer les contradictions du radicalisme bourgeois est peut-être le premier devoir de ceux qui veulent conquérir légalement, à toute l’idée socialiste et communiste, la démocratie. ».

Ce que Jaurès nomme « le radicalisme bourgeois », c'est précisément ce qui pousse aujourd'hui Ferry, Bouzou, mais aussi Valls, Hollande ou Cazeneuve à vouloir s'opposer publiquement à la NUPES, quitte à s'arranger avec la vérité et avec la morale républicaine, qu'ils aiment pourtant continuellement prêcher.

Jaurès et les socialistes, eux aussi victimes d'un front républicain bourgeois

L'ironie de l'histoire, c'est que si Ferry et Bouzou aiment à rappeler comment Jaurès a souhaité se détacher clairement du marxisme par ce « lumineux article de 1901 », ils omettent en revanche de préciser que le père fondateur du PS français avait également procédé de la même manière avec la bourgeoisie républicaine huit ans plus tôt.

Une classe sociale à laquelle il appartenait, mais dont il avait perçu le goût du pouvoir comme le relate, en 2010 dans les Cahiers Jaurès, Marc Joly, doctorant à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) : « Au cours de sa première expérience de parlementaire, entre 1885 et 1889, Jaurès, alors élu républicain, s’était rendu compte que la bourgeoisie aux affaires avait pour projet – ou plutôt pour non-projet – de figer la République à son profit ; il avait pris conscience de la formidable « force de résistance des privilèges ». (…) Cela voulait dire que le mouvement socialiste était érigé au rang d’ennemi principal de la République, toute entière confondue avec la bourgeoisie. (…) D’où l’avertissement sans frais qu’il adressa le 21 novembre 1893 aux républicains conservateurs, assimilés à une nouvelle féodalité, moins d’un an après avoir regagné l’hémicycle : « Et je suis en droit de conclure que le socialisme est à ce point un mouvement profond et nécessaire, qu’il sort si évidemment et si puissamment de toutes les institutions républicaines, laïques, démocratiques que, pour combattre le socialisme, vous allez être condamnés, dans tous les ordres, dans l’ordre politique, dans l’ordre fiscal et dans l’ordre syndical, à une œuvre de réaction (…). Et, puisque vous désertez la politique républicaine, c’est nous, socialistes, qui la ferons ici ! ». ».

Jean Jaurès en plein discours à l'Assemblée nationale
Jean Jaurès en plein discours à l'Assemblée nationale

La manière qu'avait Jaurès, selon Marc Joly, de considérer son jeune mouvement socialiste comme « [l']ennemi de la République, toute entière confondue avec la bourgeoisie » ressemble au procès actuellement fait à la NUPES. Et lorsque Jaurès accuse les républicains conservateurs de l'époque « d'avoir déserté la politique républicaine », avant de conclure en les mettant en garde que « c'est nous, les socialistes qui la feront ici », tout le monde conviendra aisément que l'on reconnaît là davantage du Mélenchon dans le texte que du Cazeneuve, du Hollande ou du Macron. À tel point qu'il est possible de se demander si cette phrase de Jaurès n'animait pas le chef de LFI lorsqu'il déclara : « La République, c'est moi ! ».

Toujours est-il que pour Marc Joly, Jaurès et le socialisme de la fin du XIXe siècle considéraient, en quelque sorte, eux aussi, comme la NUPES aujourd'hui, avoir été victimes d'un « front républicain bourgeois ». Une bourgeoisie politique avec laquelle ils avaient donc aussi décidé de rompre.

Quelle image indubitablement paradoxale que celle de voir aujourd'hui Jean Jaurès être invoqué indûment par ceux-là même qu'il accusait et combattait !

La suite de cet article est à lire ici :
Un front républicain macroniste-lepeniste en marche contre la gauche [4/5]

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