Sécurité routière : le poids des mots, le choc des images
Depuis quatre décennies, les pouvoirs publics et les associations ont mis au point des dizaines de campagnes de prévention pour parler de sécurité routière. Le défi était de taille: traverser les couches sociales et les âges pour sensibiliser l’ensemble des Français aux dangers de la route.
La première opération de prévention routière date de 1973. Les accidents de la route emportent alors plus de 16.000 personnes par an, soit l’équivalent du nombre d’habitants de Mazamet, une ville du Tarn.
Michel Tauriac et Guy Seligmann réalisent «Mazamet, la ville rayée de la carte». Sur les images, les habitants de la ville sont couchés sur le sol, simulant le décès. Un tournage en rupture avec la majorité de l’opinion, qui s’insurge contre la limitation de la vitesse à 130km/h (autoroutes) et 110km/h (routes) et le port de la ceinture de sécurité. Les Français jugent ces mesures attentatoires à leur liberté.
Des campagnes depuis les années 70
Les images de Mazamet vont marquer le début d’une longue série d’opérations de communication pour promouvoir la sécurité routière. Mais pas d’images chocs, de morts ou d’accidents: dans les années 70, la prise de conscience passe surtout par l’imagination et se mélange à la diffusion des règles du code de la route. Plusieurs slogans des années 70-80 marquent les esprits: «La vitesse, c’est dépassé», «En ville aussi, un petit clic vaut mieux qu’un grand clac» (1975), «Boire ou conduire, à vous de choisir» ou encore, «L’alcool, brisez cette habitude avant qu’elle ne vous brise» (1984).
Pour le sociologue Dominique Wolton, il «était intelligent de ne pas partir de ce que tout le monde a en tête, l’accident et la mort, mais de l’idée qu’il fallait arriver à construire un espace symbolique de mots autour de la sécurité routière».
La première campagne choc de sécurité routière voit le jour en 1999. C’est le réalisateur Raymond Depardon qui réalise ce montage documentaire muet. En fond sonore, la chanson de Georges Guétary La route fleurie. Le spot s’achève sur ces quelques mots: «Combien de temps allons-nous supporter ça? Si chacun fait un peu, c’est la vie qui gagne».
Au début des années 2000, la situation change et le téléspectateur se trouve embarqué dans la situation. Il est parfois immergé dans le véhicule lui-même.
Les pouvoirs publics complètent leurs campagnes télévisées par des affiches. Les panneaux publicitaires intitulés Juste un peu jouent sur les mots pour faire comprendre la gravité et l’enjeu de la sécurité routière («Vous rouliez juste un peu vite. Vous l’avez juste un peu tué»). Pour toucher tous les publics, certaines affiches font même appel à l’humour: en 2008, Karl Lagerfeld pose en nœud papillon et gilet réfléchissant. «C’est jaune, c’est moche, ça ne va avec rien, mais ça peut vous sauver la vie».
Choquer et laisser imaginer
Loin de cet univers décalé, les spots de ces dernières années évoluent vers plus de réalisme, n’hésitant pas à montrer l’agonie et le sang– comme le font les Anglo-Saxons depuis longtemps. La très marquante vidéo Insoutenable (2010) n’a été diffusée qu’un soir –en version courte– et en prime time en octobre 2011 mais a été visionnée plus de trois millions de fois sur Internet. Cinq minutes d’images difficiles à regarder pour les âmes sensibles.
Le but est de marquer les esprits plus que dans les minutes qui suivent la visualisation, d’impacter la conduite sur le long terme. Ce film vise en première ligne les jeunes (21% des tués). «Quand on est jeune, on pense qu’on est éternel donc la question de la sécurité ne se pose pas» estime Dominique Wolton dans une interview à la Sécurité routière.
L’acteur et réalisateur Guillaume Canet a lui aussi visé les jeunes. Dans un film de deux minutes intitulé Ivresse, il interpelle la jeune génération sur les dangers de l’alcool au volant. Le spot a été diffusé dans les salles de cinéma fin 2013, et lui aussi a fait le buzz sur le Net. «L’idée est de faire réagir les jeunes, mais sans être moralisateur ni vieillot (…) pour qu’ils deviennent à leur tour acteurs de la prévention», explique Guillaume Canet.
Pour autant, la sécurité routière n’est pas passée à une stratégie 100% images chocs. Elle continue de faire dans le clin d’œil, pour attirer l’attention des jeunes: elle a créé une mascotte devenue célèbre, Sam, un personnage à grosse tête blanche qui reste sobre dans les soirées alcoolisées.
Car choquer pour convaincre est une approche à double tranchant, souligne Dominique Wolton. «Le réalisme est parfois le chemin le plus court pour faire prendre conscience du danger. Mais, en même temps, on peut trop s’habituer à la violence, et du coup il faut faire des spots de plus en plus violents pour attirer l’attention d’un spectateur de plus en plus blasé. Et donc on risque d’arriver à l’effet inverse. Soit l’individu va rejeter –il ne voudra pas voir–, soit il va s’habituer dans une sorte de perversion sadique que nous avons tous. Il y aura une limite à cette montée en puissance visuelle».
Les pays anglo-saxons, eux, ne s’embarrassent pas de ces réticences. La récente campagne de la sécurité routière néo-zélandaise a fait parler d’elle début 2014. Deux conducteurs dialoguent, le temps d’une mise à l’arrêt de la situation, des conséquences irréversibles des erreurs de conduite qu’ils viennent de commettre, se confondant en regrets. Et cela se termine par l’accident, inéluctable et meurtrier.
Ce qui intéresse davantage Dominique Wolton, c’est de faire appel à l’intelligence et au sens de la responsabilité des conducteurs. «L'usage du story-telling, c'est-à-dire raconter une histoire, favorise l'identification». En 2010, la Sécurité routière montre la douleur des proches. Le téléspectateur ne sait pas ce qui se dit au bout du fil, il l’imagine. En 2012, tous ces aspects publicitaires sont regroupés en un seul bloc dans des images rétro tournées en noir et blanc.
En janvier 2014, deux nouveaux spots –qui seront diffusés au cinéma et sur Internet– sont venus s’ajouter à la liste. Le cinéaste Rémi Bezançon (Le premier jour du reste de ta vie, Un heureux événement…) a laissé de côté les images chocs et joué à nouveau sur la douleur des familles de victimes, entre émotion et pudeur. Dans Le sourire du pompier, un jeune homme culpabilise alors que sa jeune compagne est paralysée dans un fauteuil roulant, et dans Je vous aime très fort, un père, dont la femme a été tuée en téléphonant au volant, vit désormais seul avec leur petite fille.
Depuis près d’un demi-siècle, les campagnes de sécurité routière tentent d’infléchir les comportements à risque sur la route. Une action dont l’impact est difficilement quantifiable selon l’INPES (Institut national de prévention et d’éducation pour la santé). Jean-Yves Salaün, directeur général de l’association Prévention routière estime pour sa part qu’«on ne parle jamais assez de la prévention routière».
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