Chronique estivale - Ces étonnantes anecdotes de l'histoire de notre justice - Épisode 5 : "Selon que vous serez puissant ou misérable…"

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Laurence Beneux, France-Soir
Publié le 18 août 2023 - 18:45
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ARA, pour France-Soir
Mauvais temps ou canicule, la chronique estivale judiciaire se poursuit... Cinquième épisode !
ARA, pour France-Soir

CHRONIQUE - "Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit" dispose la première phrase du premier article de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789. L’égalité devant la loi, un beau principe censé être une des pierres angulaires d’une démocratie saine. Un principe qui n’est d’ailleurs pas l’apanage d’une organisation démocratique, fondée sur l’égalité des citoyens : même dans une société hiérarchisée, l’acceptation de la norme juridique implique qu’elle soit également appliquée, au moins à l’intérieur d’une même classe sociale. 

Mais aujourd’hui comme hier, il faut bien reconnaître que si les hommes sont égaux, pour paraphraser Orwell dans La ferme des animaux, "certains sont plus égaux que d’autres" ! Et certains monarques ou juges se montrent attachés à l’équité, d’autres non… 

Empire franc - 803 - LES PAUVRES LE MATIN, LES RICHES L’APRÈS-MIDI 

L’empereur Charlemagne fait partie de ces monarques attachés à une justice de qualité. Pour que justice soit bien rendue, le justiciable doit être en pleine possession de ses moyens, tant pour se défendre que pour faire valoir ses droits. Et l’empereur a compris que si "ventre creux n’a point d’oreilles", il en vient aussi à perdre ses mots. Or, si les riches francs ont accès à une nourriture abondante, il n’en est pas de même pour les pauvres qui n’ont pas forcément les moyens de se sustenter tout au long de la journée. 

C’est pour tenir compte de cette inégalité, que l’empereur, soucieux que ses sujets soient tous en pleine possession de leurs moyens pour plaider leur cause devant le juge, introduit une disposition "horaire" de procédure dans son troisième capitulaire. 

"Pour ce qui est des causes des veuves, des pupilles, des orphelins ou des autres pauvres, on les jugera dans la première assemblée avant midi ; et ce ne sera qu’après midi qu’on agitera celles qui concernent le roi, les églises ou les gens riches et puissants, parce que les pauvres n’ont pas de quoi se soutenir en attendant qu’on leur rende justice, et que de là naissent tant de plaintes qui sont parvenues jusqu’à nous". 

Paris - 1415 - CHEVALIER DE CONTREBANDE 

Un souverain étranger tentant une intervention impromptue lors d’une audience, ce n’est pas banal, surtout au XVe siècle. Mais le roi Sigismond de Hongrie est un souverain qui a des principes et qui tolère mal l’injustice. 

De passage à Paris, le monarque hongrois veut assister à un procès devant le Parlement, célèbre en Europe, pour sa pompe et sa solennité. Le différent jugé ce jour-là oppose deux plaideurs, dont un seul est noble. Ce dernier argumente que seule la noblesse autorise à plaider devant cette auguste assemblée.  

Une telle injustice - une seule des parties autorisée à développer ses arguments - n’est pas du tout au goût du roi de Hongrie qui s’est assis sur le trône. Il fait donc venir jusqu’à lui le plaideur roturier et l’arme chevalier. Malheureusement, le geste royal est mal pris par les magistrats. 

Choqués par cette intervention inattendue pour établir l’équité, les membres de la Grand’ Chambre donnent, par principe, tort au "nouveau noble", "pour montrer qu’ils ne tiennent compte de cette chevalerie de contrebande". 

Paris - XVIe SIÈCLE - DES MAGISTRATS COURTISANS 

Si certains juges tiennent à leur indépendance et ne veulent devoir une belle carrière qu’à leur talent et à une justice bien rendue, d’autres sont moins tatillons en la matière. Et il faut bien reconnaitre qu’être dans les bonnes grâces du roi peut aider une carrière dans la magistrature ! C’est ainsi que sous le règne de Henri II, un si grand nombre de juges ont pris l’habitude de fréquenter assidûment le palais du Louvre où demeure le souverain, que les gens de cour s’en plaignent devant les chambres assemblées. Ces dernières en sont réduites à prendre les grands moyens pour modérer les ardeurs courtisanes des magistrats. Le Conseil promulgue donc l’interdiction "à tous juges d’aller au roi sans permission". 

Marseille - ANNÉES 80 - MAUVAISE GRÂCE 

De temps à autre, une "élite" intellectuelle ou médiatique, forte de sa notoriété et de son accès à l’espace public, se sent autorisée à vouloir se mêler des affaires de justice. Foin de l’égalité des citoyens devant la loi, il arrive alors que le pouvoir politique cède à la pression et à la tentation d’intervenir. Cette immixtion peut avoir des conséquences dramatiques. 

En 1983, Luc T. est condamné à 15 ans de prison pour une série de viols et d’agressions sexuelles avec violences, commis dans les quartiers sud de Marseille. Il clame son innocence, mais les preuves sont accablantes et les viols cessent après son arrestation. 

Pourtant, certains intellectuels se convainquent de son innocence, des comités de soutien se montent, et une partie de la presse se rallie à cette idée. Comme cela se produit parfois, opinions et idées prennent les devants de la scène médiatique au détriment d’une recherche de vérité concrète et sereine ! 

Les victimes ont formellement reconnu leur agresseur, il y a des éléments techniques à charge. La police et la justice ont bien fait leur travail, et les jurés ont tranché. Pourtant, cette idée qu’il y a eu erreur judiciaire est martelée ! Tant et si bien que le 21 juillet 1987, malgré la vérité judiciaire, le président de la République François Mitterrand signe une grâce partielle de 4 ans qui rend le détenu libérable dès janvier 1988. Il est d’ailleurs libéré dans la foulée. 

La mansuétude présidentielle a des conséquences tragiques pour deux jeunes américaines que Luc T. viole et sodomise en mai 1988, moins de cinq mois après sa sortie de prison. En octobre 1988, il est à nouveau arrêté. Le 8 février 1992, le criminel est à nouveau condamné pour viol et écope cette fois-ci de dix-huit ans de réclusion. Ses soutiens ne mouftent plus et le président s’abstient d’intervenir dans l’exécution de la peine.

France - 1983 - SELON QUE VOUS SEREZ FRÈRE D’UN MINISTRE

Dans la nuit du 1er au 2 juin 1981, une querelle dégénère au bar Le Cintra de Nancy. Un homme ivre agresse verbalement un client du bar et l’ami de ce dernier prend sa défense. Le soudard s’énerve et finit par être expulsé de l’établissement. Hors de lui, il rentre à son domicile, y prend deux couteaux de cuisine qu’il cache sous son blouson, puis retourne au bar et poignarde l’homme qui est intervenu pour protéger son ami. La victime décède. Le meurtrier rentre ensuite chez lui où la police vient l’arrêter. L’examen sanguin révèle un taux de 2,60 grammes d’alcool dans le sang. De surcroît, l’ivrogne explique qu’il est aussi sous l’effet d’une piqûre de tranquillisant. Le drame serait un fait divers tristement banal si le meurtrier n’était autre que Claude Lang, le frère de Jack Lang, qui vient d’être nommé ministre de la culture. Ce dernier offre sa démission à François Mitterrand, qui la refuse. 

Quelque deux ans plus tard, Claude Lang est jugé en cour d’assises pour son crime. L’avocat général (magistrat dépendant hiérarchiquement de la Chancellerie) trouve beaucoup de circonstances atténuantes au prévenu. Il plaide notamment l’état d’ébriété du meurtrier, ce qui ne manque pas d’étonner puisque au regard du code pénal, l’absorption d’alcool dans de telles circonstances est une circonstance aggravante. Le parquetier demande une peine assez modérée s’agissant d’un tel meurtre, 7 ans de réclusion. Mais le jury populaire ne l’entend pas de cette oreille et condamne le prévenu à 12 ans de réclusion.

Le 14 novembre 1985, le président François Mitterrand utilise son droit de grâce et accorde au frère de son ministre une remise de peine de deux ans, ce qui permet à Claude Lang de sortir après quatre ans de réclusion. Il faut savoir qu’un "primo délinquant", c’est-à-dire quelqu’un qui n’est pas en état de récidive, est libérable à mi-peine. Avec les deux ans de grâce généreusement accordés par le président de la République et les réductions de peine automatiques, Claude Lang peut effectivement être libéré au bout de 4 ans de prison. Une libération anticipée n’est pas automatiquement appliquée, mais l’a visiblement été en l’espèce. 

La Chancellerie explique à l’époque que cette décision n’est qu’une grâce individuelle "parmi des centaines", accordées après examen du dossier. Cette déclaration est un chouïa excessive : les grâces présidentielles ne se comptent pas en "centaines" sous la Vème République, surtout en matière criminelle.

Pour la famille de la victime, cette décision est un insupportable camouflet à la justice, au bénéfice du frère d’un ministre. 

Valence - 1985 - SELON QUE VOUS SEREZ CHAMPION DU MONDE DE FORMULE 1 

C’est à 174 km à l’heure, sur une portion d’autoroute, située au nord de Valence, limitée à 80 km à l’heure pour cause de travaux, qu’un automobiliste se fait flasher ce 12 novembre 1984. Un dépassement de 94 km/heure en 1984, ça valait déjà un retrait de permis.  

En octobre 1985, un retrait de 15 jours et une amende de 1.200 francs sont d’ailleurs requis devant le tribunal de Police de Valence, contre le chauffard qui n’assiste pas à l’audience. 

Oui, mais le conducteur qui confond autoroute en travaux et circuit de course, c’est Alain Prost, le champion du monde 1985 de Formule 1. Et pour ses exploits sportifs, il lui sera beaucoup pardonné. Son avocat, maître Pierre Laurent plaide "l’indulgence" du tribunal, en argumentant que "Alain Prost est moins dangereux à 170 km à l’heure que Monsieur Tout-le-Monde à 130".

Notez que Monsieur Tout-le-Monde pourrait prendre ombrage du fait, qu’à seulement 130 km/h au lieu de 80, il risque encore d’être privé de son permis de conduire, même s’il se trouve être un très bon conducteur.

Le Code de la route a en effet omis de préciser que les limitations de vitesse ne s’adressent qu’aux conducteurs peu doués ou inexpérimentés. Pourtant le juge, "prenant en compte les qualités de pilote de Monsieur Prost", lui accord des "circonstances atténuantes" et le condamne à 1200 francs d’amende sans lui retirer son permis de conduire. 

Île de la Réunion -1988 - GRÂCE ÉLECTIVE 

La mairie de Saint-Philippe, sur l’île de Réunion, a acheté un terrain avec l’argent du contribuable. Pourtant, c’est Wilfrid Bertile, maire de la ville, ancien député socialiste de l’île et conseiller général du département, qui se retrouve propriétaire du terrain.  

Ce mystérieux transfert de propriété lui vaut d’être condamné à 18 mois de prison avec sursis assortie d’une interdiction à vie de fonction élective. La Cour d’appel de la Réunion a estimé que la fonction d’élu est incompatible avec la propension à investir dans la terre aux frais de ses administrés.

Une opinion qui n’est apparemment pas partagée par un groupe de députés socialistes, qui tentent, dans la loi d’amnistie de juillet 1988, de porter à dix-huit mois avec sursis les peines amnistiables dans les territoires d’Outre-Mer. Jusqu’alors, la limite est de douze mois comme pour la métropole. Seulement voilà, le Conseil constitutionnel refuse. 

Qu’à cela ne tienne, le président François Mitterrand, qui ne laisse décidément jamais tomber ses soutiens, gracie Wilfrid Bertile en septembre 1988. 

Melun - 1991 - SELON QUE "ON EST RICHE, QUE L’ON PRÉSENTE BIEN ET QUE L’ON PARLE BIEN…" 

Le 28 février 1989, le milliardaire Didier Calmels tue sa femme d’un coup de fusil, suite à une dispute. L’homme d’affaires, et heureux propriétaire d’une écurie de F1 en association avec Gérard Larousse, est écroué à la prison de Fresnes jusqu’à son procès en cour d’assises. Procès qui se tient en mars 1990, soit un an après les faits et une instruction remarquablement courte. 

Ses avocats, Pierre Jacquet et Georges Kiejman (ce dernier tiendra ultérieurement le haut du pavé médiatique en défendant la famille de Marie Trintignant contre Bertrand Cantat et n'ayant pas de mots assez durs contre le fémicide), plaident le crime passionnel et obtiennent les circonstances atténuantes.

Le 9 mars 1990, Didier Calmels est condamné à 6 ans de réclusion pour meurtre, puis il est transféré à la prison centrale de Melun. Le 15 avril 1991, il obtient un aménagement de sa peine : une semi-liberté en semaine (ce qui lui permet de quitter sa cellule le matin pour la regagner le soir), et des permissions de sortie chaque week-end, du samedi matin au dimanche soir. Deux mesures sans précédent s’agissant d’un meurtrier. 

Entre-temps, l’un de ses avocats, Georges Kiejman est devenu ministre délégué à la justice. Dans son entourage, on reconnaît auprès de l’hebdomadaire Le Point que : "il est vrai que la situation de Monsieur Calmels est relativement favorable et que le nombre de personnes condamnées pour assassinat qui peuvent bénéficier du même traitement est très faible…". Traduction : même en cherchant bien, on n’en a trouvé aucun ! Commentaire d’un conseiller du ministre dans le même hebdomadaire : "C’est sûr que, si on est riche, que l’on présente bien et que l’on parle bien, on bénéficie d’une prime tout au long des cursus judiciaires et pénitentiaires". 

Évry – 1996 - CHERCHE PROCUREUR EN VACANCES SUR L’HIMALAYA 

Comme évoqué plus haut, il est des magistrats intransigeants, jaloux de leur indépendance, et d’autres plus dociles avec le pouvoir. 

Le procureur d’Évry, Laurent Davenas, a la réputation d’être docile avec sa hiérarchie, à savoir la Chancellerie. Je rappelle que, contrairement aux autres magistrats qui sont indépendants du pouvoir politique au nom de la séparation des pouvoirs, les membres du parquet, c'est-à-dire les procureurs, les substituts du procureur et les avocats généraux, bref les magistrats chargés de l’action publique, dépendent hiérarchiquement de la Chancellerie. 

D’aucuns reprochent d’ailleurs au procureur Davenas de faire traîner certaines enquêtes préliminaires pour garder le plus longtemps possible le contrôle sur les enquêtes, et permettre ainsi au pouvoir politique d’en faire autant, en retardant l’intervention d’un juge d’instruction. Et ça, c’est bien pratique quand on risque des poursuites judiciaires mais qu’on a des appuis politiques au gouvernement. 

Son procureur adjoint, Hubert Dujardin, au contraire, a la réputation de ne pas être docile du tout ! Il fait son travail avec obstination et célérité, sourd aux encouragements à lever opportunément le pied.  

D’ailleurs, en 1996, quand Laurent Davenas part en vacances dans l’Himalaya, après avoir ordonné une enquête préliminaire sur le dossier impliquant Xavière Tibéri, soupçonnée d’avoir bénéficié d’un emploi fictif au Conseil Général de l’Essonne, que fait l’adjoint au procureur Hubert Dujardin ? Il demande l'ouverture d'une information judiciaire et provoque ainsi la nomination d'un juge d’instruction ! Panique à la Chancellerie où Jacques Toubon est alors Garde des Sceaux ! Rappelons-nous que le président de la République est alors Jacques Chirac, et que ce dernier a soutenu la candidature de Jean Tibéri, l’époux de Xavière, pour lui succéder à la mairie de Paris.  

Aux grands maux les grands moyens, on envoie un hélicoptère dans l’Himalaya, pour rapatrier en urgence Laurent Davenas dans l’espoir qu’il contrecarre la contrariante initiative de son adjoint ! Pourtant, le procureur ne semble pas disposé à faire preuve d’indulgence dans le dossier de Xavière Tibéri. On le sait parce que ses réquisitions sont attentivement suivies : l’épisode de l’hélicoptère fait jaser, même dans les médias ! Jusqu’à sa promotion, en 2001 comme avocat général auprès de la cour de cassation, Laurent Davenas demande avec constance le renvoi de l’épouse du maire de Paris devant le tribunal correctionnel ! Hélas, cette même année 2001, la cour d’appel de Paris annulera la procédure pour un fâcheux vice de forme.  

En 2001 encore, Hubert Dujardin, toujours aussi peu souple, refusera quant à lui sa promotion à la cour d’appel de Versailles.

  • Retrouvez le premier épisode de cette chronique estivale ici. Voir les liens ci-dessous pour les parties suivantes...

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